Fortuné Aubrée
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Un article de Yves ÉLIOT (6e dan) et Cécile AMIRJANOW
Fortuné Aubrée (Granville - Manche - 1900-1980)
En 1939, Maurice Cottreau obtient officiellement la première ceinture noire française. Pourtant, un certain Fortuné Aubrée attire mon attention car, bien qu’aucune preuve officielle ne l’atteste, il est possible que ce soit cet homme, normand de surcroit, qui ait véritablement été le premier à obtenir ce grade, en ayant passé sa ceinture noire au Japon vers 1918.
Quelques mois de recherches auprès de sa famille et des personnes qui l’ont bien connu m’ont permis de découvrir une personnalité du judo français au parcours atypique.
Fortuné Aubrée est né en 1900. Très jeune, il fait la connaissance d’un missionnaire, le père Jean-Noël Guérin. Après avoir séjourné au Japon de 1896 à 1909, le père Guérin était rentré en France dans la région de Granville. Les histoires du missionnaire sur le Japon passionnent le jeune garçon et dès 1912 Fortuné Aubrée insiste auprès du père Guérin pour l’accompagner lors d’un nouveau voyage de plusieurs années. Il doit alors utiliser toute sa force de persuasion, non seulement pour convaincre ses parents de le laisser partir, mais aussi pour dissuader son jeune frère de l’accompagner.
Fortuné est un garçon tenace, têtu et déterminé, plein de courage, ce qui plaît au père Guérin, homme réputé sévère mais pourvu d’un grand cœur. En effet, lors des tremblements de terre de Yokohama et de Tokyo en 1923, il ne ménage pas ses efforts pour porter secours aux sinistrés. Il décédera en 1930 à Tokyo et sera inhumé dans cette même ville.
À droite, le père Guérin, vers 1912-1913.
Fortuné Aubrée, jeune garçon de douze ans, « globe-trotter » avant l’heure, s’engage alors dans une aventure sans pareille. L’appel du large est fort, malgré un voyage long et périlleux : la difficulté des moyens de transports de l’époque, la traversée de pays peu sécurisants, particulièrement la Russie (Sibérie) et la Chine, les troubles politiques, les frontières toujours en effervescence, le voyage en bateau en Mer de Chine pour enfin rejoindre le Japon.
Fortuné conte son expédition, de son départ de Granville en 1912 à son arrivée à Yokohama, dans une lettre d’une quinzaine de pages adressée à son petit frère Augustin. Cette lettre, dont voici un extrait, a récemment été retranscrite par sa petite fille, Véronique Aubrée.
« De France au Japon, mai – juin 1912
Mon cher Augustin,
Je vais te raconter mon voyage. C’est le 16 mai 1912 que je partis pour Paris accompagné de papa et de maman. J’avais peur de ne pouvoir partir pour le Japon car le père Guérin refusait de m’emmener avec lui. J’étais trop petit évidemment, mon départ attristerait tout le monde… : il y avait toujours des raisons, et moi, je voulais voyager ! […] Nous arrivâmes à Moscou vers quatre heures de l’après-midi le dimanche de Pentecôte. J’étais bien lassé. Nous descendîmes au Métropole Hôtel, un vrai palais où l’on parle français. En partant le lundi du Métropole Hôtel de Moscou, tous les employés se précipitèrent sur nous pour avoir le pourboire car les Russes ne font rien si on ne leur donne quelque menue monnaie.
Nous étions arrivés le dimanche et nous repartions le lundi soir par le Transsibérien. Nous devions voyager onze jours durant en chemin de fer sans descendre. […] [Fortuné raconte ensuite, avec des détails très précis et imagés, son parcours à travers la Russie jusqu’à Vladivostok, son voyage en bateau vers le Japon et son trajet en train jusqu’à Yokohama.]
L’Express arrivait vers midi à Yokohama. Une auto nous attendait. Nous étions arrivés au but de notre voyage après avoir franchi plus de 3 200 lieues. J’étais lassé mais bien portant et bien content. J’avais un regret : celui que tu ne fusses pas avec nous, mon cher Augustin.
Je t’embrasse bien dur, mon cher Augustin.
Fortuné Aubrée. »
Jusqu’à peu, nous n’avions pas connaissance d’écrits entre 1912 et 1921. En fait, il a récemment été retrouvé une correspondance entre Fortuné et sa famille au rythme d’une lettre par année. La lecture de ces lettres nous donnerait sans doute des détails intéressants sur la vie dans un Japon à l’aube de la modernisation.
Dans l’une des dernières lettres datant de 1919, il explique qu’il suit des cours de lutte japonaise [lettre tronquée] :
Arrivés à Yokohama, Fortuné et le père Guérin s’installent dans le quartier du Bluff, cité résidentielle où vivent les étrangers, en particulier des américains venus commercer avec l’Extrême-Orient. Ils logent sur les hauteurs, profitant d’une vue surplombant toute la ville portuaire. Pour y accéder, ils doivent emprunter de grands escaliers d’une centaine de marches : idéal pour la condition physique !
Il faut également trouver une école pour Fortuné : ce sera le collège Saint-Joseph, école prestigieuse. Il y restera jusqu'à l’obtention, en 1919, d’un diplôme considéré comme l’équivalent du baccalauréat, mais non reconnu en France.
Fortuné Aubrée rencontre peu de difficultés d’adaptation dans ce milieu, quoi qu’un peu hostile pour un Occidental dans le contexte du Japon de l’époque ! Au collège, il est élu membre du « comité des sports ». Il y a du football, de l’athlétisme, du basket, de l’aviron ... mais pas de jiu jitsu judo. Je ne sais pas exactement comment Fortuné connut cet art martial (sans doute par la fréquentation d’un club local), mais toujours est–il qu’il s’y donne à corps perdu, et par son travail, obtient la ceinture noire : c’est ce que bien des personnes que j’ai rencontrées m’ont certifié et qui me fait penser que Fortuné Aubrée serait la première ceinture noire française.
Fortuné Aubrée rencontre peu de difficultés d’adaptation dans ce milieu, quoi qu’un peu hostile pour un Occidental dans le contexte du Japon de l’époque ! Au collège, il est élu membre du « comité des sports ». Il y a du football, de l’athlétisme, du basket, de l’aviron ... mais pas de jiu jitsu judo. Je ne sais pas exactement comment Fortuné connut cet art martial (sans doute par la fréquentation d’un club local), mais toujours est–il qu’il s’y donne à corps perdu, et par son travail, obtient la ceinture noire : c’est ce que bien des personnes que j’ai rencontrées m’ont certifié et qui me fait penser que Fortuné Aubrée serait la première ceinture noire française.
Fortuné Aubrée en judoka à Yokohama en 1919. (Photo dédiée à sa mère)
Fortuné Aubrée avec son ami et partenaire (Photo dédiée à son père)
Pour attester l’obtention de cette ceinture noire en 1919, mes recherches à la source ne m’ont permis de trouver qu’un article de presse de 1980, ce qui n’est malheureusement pas une preuve formelle.
Extrait du journal « Ouest France », juillet 1980.
Ce séjour au Japon lui est quand même délicat avec les autorités diplomatiques. Les années 1914-1918 sont une période compliquée. Alors en âge d’effectuer son service militaire, Fortuné souhaite rentrer en France pour s’acquitter de ses obligations. Il se déplace au consulat de France à Yokohama pour demander son rapatriement. Point n’en fut ! Il se fait même rabrouer par l’attaché militaire du consulat : « Vous rendez-vous compte M. Aubrée, le prix de votre retour en France dans les conditions actuelles ! Hors de question ! » Imaginez son angoisse, les bras lui en tombent mais son caractère déterminé reprend vite le dessus. (Anecdote qui m’a été contée par sa fille, Mme Jacqueline Savel).
En 1919, contraint de rester au Japon et diplôme en poche, Fortuné doit donc chercher un emploi. Il se fait embaucher comme coursier et secrétaire dans une entreprise française de commerce international, « Susort and Co ». Il y restera deux ans.
En 1921, il parvient enfin à rentrer en France. Il doit alors retourner au lycée pour valider le précieux diplôme obtenu au Japon. De plus, il a des comptes à rendre aux autorités militaires. Il possède heureusement les documents certifiant de son séjour loin de France. Il est alors incorporé au bataillon de Joinville en 1922-1923.
Spécialiste de l’aviron (par la suite, il deviendra même international d’aviron ... mais pas de judo !), ce n’est que bien des années plus tard qu’il retourne au dojo pour être président fondateur du club de Granville. Le professeur René Amiot, avec lequel il forme un duo de choc, est son ami.
Club de Granville, MM Amiot et Aubrée en bas.
Fortuné Aubrée est un grand président qui ne ménage pas ses efforts pour faire venir des japonais sur la Manche. Grâce à ses années passées au Japon, il a en effet acquis une solide connaissance de la langue japonaise et surtout de la culture extrême – orientale, ce qui lui est d’une grande aide dans ses projets. Des noms connus foulent alors le tatami de Granvillle : Fukami (dont Jacques Leberre dit : « Il savait tout faire ! »), Eito,Yasumoto, Matsuda et son uchi mata ravageur.
Mécène dans l’âme, il reçoit et héberge même régulièrement chez lui des judokas japonais, dont l’un d’eux restera jusqu’à trois ans ! Il n’hésite pas non plus à aider financièrement un judoka souhaitant partir étudier au Japon, avec à la clef des adresses pour avoir des entrées et des parrainages, ou pour accéder aux familles d’accueil.
En 1967, lors d’un voyage en famille au Japon
En 1967, il souhaite se rendre au Japon en famille, à Yokohama, sur les traces de sa jeunesse. Bien entendu, il ne reconnaît pas la ville, qui a été entièrement détruite lors du tremblement de terre de 1923. Malgré tout, sa ténacité légendaire le conduit sur le site du collège Saint-Joseph reconstruit. Quelques larmes de bonheur perlent au coin de ses yeux. (Ce collège est désormais fermé depuis 2000.)
Côté professionnel, sa carrière fut également bien remplie. Commençant dans la vente de beurre, fromage, lait et œufs, il créa ensuite une entreprise de biscottes avec un ami parisien : les « Biscottes Saint-Honoré », à Donville-les-Bains, que pour les plus anciens d’entre nous, nous connaissions enfants par les publicités, affiches, buvards et autres supports.
Lorsque l’âge de la retraite arriva, son fils reprit l’entreprise. Quand ce dernier prit à son tour sa retraite, l’entreprise fut vendue. Depuis une enseigne bien connue rayonne sur la région.
Il y a peu de temps, j’eus une conversation avec Jean Mesnildrey, président du comité de la Manche, qui me disait l’admiration qu’il avait pour M. Aubrée. Il raconte que peu de temps avant sa disparition, Fortuné s’activait encore à déplacer tables et chaises à la fin d’une compétition, remettait les récompenses, … ; à bientôt 80 ans, son investissement et sa vitalité étaient toujours intacts.
Encore aujourd’hui, on se souvient de M. Aubrée. Son histoire et sa personnalité restent gravées dans les mémoires.
À ce jour, le judo club Granvillais est toujours en activité.