Les vocabulaires tabous

I/ Politiquement correct, vocabulaire tabou et indicible

Nous avons constaté que le politiquement correct, sous des prétextes divers, la décence, la gêne, la politesse, la honte... interdisait l'usage de certains mots ou expressions.

De fait, non content d'imposer sa norme et de corriger des mots « déficients », il pratique une censure déguisée qui condamne l'existence de certains termes.

Ainsi, sont souvent concernés les mêmes domaines de la vie, avec la maladie, l'aspect physique, les rapports sexuels ...

Le phénomène de politiquement correct qui tient toujours à être irréprochable, n'empêche pas nommément d'évoquer les domaines-cibles. En revanche, il préfère les désigner par des termes qui, baignés d'euphémismes, ne disent pas grand chose.

De fait, dès lors que la bienséance entraîne une surveillance du langage, on ne peut que percevoir le lien qu'elle entretient avec la notion de vocabulaire tabou.

Car là où il y a mots illégitimes, il y a mots taboués. Et cette attache entre vocabulaire tabou et politiquement correct est évidente et inaltérable.

Si le politiquement persiste, c'est grâce à cette option de tabou qu'il impose à la langue, toujours protégée par la notion de norme.

C'est pourquoi pour commencer, il nous a semblé indispensable de procéder à un très bref rappel de la notion de « tabou » langagier.

1) La notion de tabou, au cœur de la philosophie politiquement correcte

A- Le tabou, un statut en devenir

L'étymologie du mot « tabou » viendrait apparemment du polynésien tapu qui signifie « interdit sacré ». C'est le Capitaine Cook qui, en 1711, l'aurait rapporté de Tonga, et jusqu'au début du 20e siècle, ce terme gardera son sens d'interdit religieux :

« Système d'interdictions de caractère religieux appliquées à ce qui est considéré comme sacré ou impur ; interdiction rituelle »98(*).

Ce n'est d'ailleurs pas tant l'interdit en soi qui demeure, mais plutôt une atmosphère de surveillance, de justification du langage qui impose à chaque locuteur de peser et sous peser les mots qu'il s'apprête à utiliser.

Si la notion de tabou existe dans notre univers langagier et social, c'est surtout en tant que norme et maîtrise.

Et cette notion n'est autre que l'essence même du phénomène politiquement correct qui est, nous l'avons évoqué, un instrument de correction linguistique qui s'amuse et vit de la fonction régulatrice du tabou.

Le tabou s'exerce donc différemment selon les contextes et les normes intériorisées propres à chaque société. Il en évalue les possibles et les enjeux.

Voyageant dans les sphères psychanalytiques avec S.Freud, ce n'est qu'aux alentours de la moitié du 20e siècle que le mot intégrera les dictionnaires classiques, en perdant de fait, tout son sens sacré : « Ce sur quoi on fait silence par crainte, pudeur. V. Interdit »99(*).

Cette nouveauté, qui permettait de rénover le vocabulaire concernant le Bien et le Mal, s'annonçait comme le signe de nouvelles valeurs éthiques, et d'un changement des mentalités.

B- Un vocabulaire renié

« Les mots sont des revolvers » (J-P. Sartre)

Bien que rien ne soit censé être tabou puisque « rien n'est caché »100(*), notre époque malgré une liberté apparente s'exerce avec brio au règne du tabou.

Dès lors, chaque société ayant généralement les mêmes modèles, les mêmes règles, les cibles répondant aux exigences du politiquement correct sont souvent identiques : aujourd'hui les domaines tabous de notre société sont suscités par la gêne ou la honte (le corps humain, la scatologie, le sexe...), l'inconnu (les religions, les origines, l'exclusion...), la peur (la maladie, la mort...).

Puisque tous les mots se rattachant à ces lexiques ne peuvent être interdits, ils sont discrètement étouffés, « la seule pudeur qu'autorise le dictionnaire est de les dissimuler dans l'ordre alphabétique »101(*).

Ces mots, considérés comme obscènes mais qui ne sont pourtant pas spécifiques au domaine érotique, entrent donc dans le dictionnaire, tant bien que mal, et s'ils sont déconseillés dans le langage courant, qui les cantonne à de précieux « Péj., Vulg., Pop. », ils sont bel et bien bannis du langage politiquement correct dont le partage binaire entre dicible et indicible, audible et inaudible, est trop manichéen pour évoluer.

a- l'exclusion

Ce terme regroupe en son sein les marginaux, les exclus, les chômeurs, les nains, les étrangers, les homosexuels...bref, tous ceux susceptibles d'être montrés du doigt.

Le politiquement correct qui s'intéresse aux minorités de tout ordre, ethniques, sexuelles, physiques..., refuse de fait qu'elles soient humiliées.

Cet aspect, qui lui est spécifique, est qualifié par A.Santini comme « l'inflation galopante des opprimés »102(*).

L'exclu, quelle que soit sa forme est malheureux et est donc taboué dans son individualité afin de le contraindre poliment à rejoindre un groupe, où là, il sera libéré de tout vocabulaire malsain.

Le politiquement correct en se penchant sur le cas des exclus, choisit de réaliser l'un de ses desseins : réunir (et réduire) toute l'humanité à un dénominateur commun.

Dès lors, tout exclu n'appartenant pas à une communauté est taboué dû à son anti-conformisme.

b- origines et religions

L'étranger, en tant que personne différente, en tant que représentation de l'Autre, est parfois victime de discrimination. C'est pourquoi une certaine interdiction pèse sur l'usage de termes comme « race », « étranger » ou « immigré ».

Chaque ethnie a donc été rebaptisé par les bons soins du politiquement correct qui offre un langage pragmatique où d'autres alternatives nous sont proposées et même conseillées pour remplacer les archaïques « il est blanc/ jaune / noir ... ».

c- le corps ingrat et sale

Un autre domaine tabou est celui du corps, de ses imperfections, de ses parties dites honteuses, et de l'apparence physique en général.

Ainsi, si l'on hésite à utiliser des termes comme « gros » ou « moche », d'autres mots, longtemps interdits, sont aujourd'hui encore, précédés dans les dictionnaires de mention allant de « très vulgaire » à « familier ».

Le dictionnaire marque l'évolution du mot tandis que le politiquement correct indique clairement son utilisation et prouve par ses commentaires que certains mots sont contraires à la bienséance imposée.

La scatologie, en ce sens de gêne, de dégoût, est une des cibles concernées : si l'on prend l'exemple du verbe « chier », sa première apparition se note dans le Petit Robert en 1981 avec la mention « Très vulgaire », et ce n'est que dix ans plus tard que ce même dictionnaire le donne comme « Vulgaire », alors qu'il est considéré comme populaire, notamment par sa démocratisation dans les expressions « se faire chier ; faire chier quelqu'un » ; expressions de fait considérées comme politiquement incorrectes.

Et c'est dans la même optique que la nudité est présentée dans un rapport de saleté au corps, ce qui a amené nombre d'auteurs à trouver des moyens détournés pour l'évoquer.

Lorsque la femme nue apparaît chez Racine, « dans le simple appareil qu'on vient d'arracher au soleil »103(*), elle est « vêtue de probité candide et de lin blanc » chez V.Hugo104(*).

d- la sexualité

Le sexe, qu'il s'agisse de l'organe reproducteur ou de l'idée générale, dérange.

Cette évidence est bien antérieure à notre siècle, puisqu'elle date des premières lois civiles du 16e siècle.

Néanmoins, l'histoire de l'évolution des expressions comme « faire l'amour ; coucher ; baiser... » est inévitablement liée au règne du vocabulaire tabou et du phénomène de politiquement correct. Lorsqu'il s'agit de dire le sexe, il semble que le langage, sous l'emprise de la bienséance ou d'une quelconque pudeur bourgeoise soit réduit à un babil quasi primaire.

Ainsi, on ne « couche » pas, mais on dort ensemble, on ne « désire » pas quelqu'un, on est tout au plus charmé par cette personne.

Et même les personnes vivant du sexe passent au crible. Du franc « putain » au 12e siècle, à la « travailleuse sexuelle » de nos jours, en passant par « musardine ; fille de joie ; tapineuse ; fille du trottoir, péripatéticienne... » ou tout simplement « personne prostituée », on ne compte plus toutes les dénominations utilisées pour parler de celles, qui font le plus vieux métier du monde.

Le langage qui a donc ici suivi l'histoire, la société et les moeurs, a évolué pour terminer sa course aux frontières du politiquement correct qui préconise « travailleuses du sexe » pour ne pas exclure ses femmes dans une marginalisation linguistique, puisque avec le terme de « travailleuse », on les invite, au moins en apparence, à entrer dans la société.

e- la guerre

L'une des autres cibles est évidemment la guerre, en tant qu'action humaine inacceptable.

Ainsi, la terminologie guerrière s'adoucit pour tenter de rendre concevable ce qui moralement, éthiquement, ne l'est pas. L'édulcoration du langage essaie de transformer le lexique belliqueux pour donner l'image d'une guerre propre. Le politiquement correct, pour enrayer la souffrance de la guerre en donne, via un langage choisi, une vision supportable où les bombardements ne sont plus que des « incidents ».

Relater la guerre est donc un exercice très difficile sous le joug du politiquement correct, surtout pour les médias condamnés à une extrême vigilance quant à l'usage des mots employés :

« La guerre est un exercice auquel nul ne peut se targuer d'être rodé (...) certains mots clefs deviennent des outils de propagande »105(*).

Ce pragmatisme mis en œuvre par le politiquement correct pour tenter de diminuer la souffrance suscitée par certaines réalités, se retrouve dans un autre domaine.

f- la vieillesse, la maladie et la mort

Avec ces trois domaines-cibles, nous touchons à ce qui est éthiquement inacceptable.

Pour simple preuve il suffit de constater à quel point l'adjectif « vieux » et le substantif « vieillesse » sont rarement acceptés dans le discours politiquement correct, ainsi que nous le confirme Le Dictionnaire des termes officiels où l'article « vieillissement », très emprunt de l'atmosphère bienséante, est le seul toléré :

« Transformation avec l'avance en âge, de l'organisme vivant. Accroissement des personnes âgés dans un groupe ou une population ».

Et justement, la définition de « personne âgé » est révélatrice du message que le lexicographe tente ici d'imposer :

« Cette expression est commode pour remplacer celle des vieux, vieillards, car le mot vieux a souvent des connotations négatives de déclin, de déchéance, d'obsolescence ou d'incapacité (...) ».

Le temps qui passe et les traces qu'il laisse semble donc être un sujet sensible pour l'univers politiquement correct qui choisit d'amoindrir le processus de vieillissement en autorisant seulement cette dite dénomination.

De même, la maladie et la mort, autrefois intégrées à la société des vivants, sont clairement rejetées, puisqu'elles ne sont que l'expression du comble de la souffrance.

Les maladies, leurs nominations, leurs symptômes, la mort, ses cérémonies, ses objets, ses professions, sont masqués, rebaptisés.

Face à ce grand tabou devant l'éternel, les remplaçants sont nombreux. Des euphémismes aux périphrases, nous le verrons, une multitude d'expressions synonymiques est proposée.

L'Angleterre a ouvert le bal il y a environ quarante ans avec l'adoption systématique des expressions paraphrastique « to pass away » en lieu de « to die », et « to take one's life » pour « suicide ».

En France, on a fait de même, la maladie, la souffrance, le mal être, le suicide sont devenus tellement tabous et anti-politiquement corrects qu'on en parle plus que sous forme infantilisée.

Pour exemple, cette déclaration de J-F.Girard, directeur général de la santé, au sujet de la transmission de la maladie de la vache folle à l'homme, « La transmissibilité est une hypothèse à laquelle il faut accorder un certain crédit »106(*).

De même, l'édulcoration de la souffrance qu'on retrouve dans la très convenue paraphrase « décédé des suites d'une longue maladie », se présente également pour le thème du suicide.

Si nous ne citons pas toutes les périphrases répertoriées par P.Merle107(*), les substitutions sont si nombreuses qu'on a que l'embarras du choix comme le prouve cette interview des frères Kahn sur le suicide de leur père :

« Nous n'avions pas réalisé qu'il souhaitait arrêter là le chemin, qu'il était au bout du rouleau. Nous culpabilisons de ne pas avoir vu à temps qu'il voulait descendre du train »108(*).

Le paroxysme de la périphrase tabou est ici atteint. Cette métaphore filée ne fait que dire toute la gêne existante à utiliser le mot « mort ».

Aussi paradoxal que cela puisse être, jamais le mot « vie » n'avait autant servit de pendant à celui de « mort »... puisque le corps sans vie de cet homme qui a perdu la vie mérite évidemment un sublime rituel de fin de vie.

Si ce relevé des différentes cibles peut ne pas sembler exhaustif, c'est que le politiquement correct se construit comme une norme universelle qui n'a pas atteint son but.

De fait, il est difficile d'affirmer quelles cibles sont touchées par cette pression linguistique, puisque bien au-delà de la notion de mots tabous, c'est le lien entre discours politiquement correct et indicible qui doit être pensé.

Autrement dit, si l'on ne peut pas rire de tout, peut-on parler de tout ?

2) Indicible et politiquement correct

À en croire le traité philosophique de L.Wittgenstein, certaines choses ou réalités sont indicibles, et respectant son radical apophatisme, « sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence », le tabou prend tout son sens, et le politiquement correct n'est ici plus seulement réduit à une interdiction lexicale, mais bien à une attitude raisonnée d'attente, de réflexion, menant à un travail sur la recherche des paroles.

Ainsi, le vocabulaire tabou permet de mener à bien sa réforme linguistique qui consiste à réunir en une même classe, les mots considérés comme discriminatoires.

Dès lors, ces dits mots sont supposés ne plus être dit ou tout du moins ne plus être prononcés ; et entrant dans la catégorie du « dit-partiel », s'ils ne sont pas légitimes, ils sont censurés.

Voyageant entre ce jeu du dicible et de l'indicible, du moral et de l'immoral, les mots taboués échappent au langage :

« L'indicible désigne ce secteur de l'énonciation où un sujet rencontre des obstacles à dire ce qu'il vise »109(*).

L'indicible, bien que cela soit paradoxal, est donc un discours qui reste silencieux, subissant le poids du tabou, de la censure qu'il a pour essence.

C'est au nom de la société, de ses lois, que l'on va définir ce qui mérite d'être dicible ou non, et au-delà, ce qui est pensable ou pas.

C'est la doxa d'une société qui va légitimer l'entrée de tel ou tel mot dans la nomenclature d'un dictionnaire :

« Tout ce qui se dit, s'écrit, dans un état de société donnée (...) règles discursives et topiques (...) organisent le champ du dicible »110(*).

La distinction entre dicible et indicible correspond à la dichotomie entre avoué et inavouable.

Dès lors, la censure en imposant un tabou sur la langue, au nom de l'idéologie du politiquement correct crée un manichéisme langagier : d'un côté, le secret, la taboué, le mauvais ; de l'autre, l'intelligible, l'avoué, le bon.

Et c'est ce même manichéisme qui entraîne une sorte de paranoïa du politiquement correct qui guette la moindre dérive langagière :

« Le maître mot c'est la vigilance (...) la suspicion généralisée (...) on entre dans l'ère de la pensée hygiéniste où tout contact avec l'ennemi, toute lecture même critique des textes qu'il produit, sont contaminants. D'où l'émergence d'un singulier idéal (...) rêver d'un monde purifié des idées dangereuses »111(*).

La dichotomie permanente qu'impose le politiquement correct sur chaque parcelle de langue, fait du manichéisme son fond de commerce idéologique. Le politiquement correct se présente alors comme l'incarnation de cette vision d'un monde divisé entre Bien et Mal, au sein duquel la censure, en tant qu'implicite doxal, entend répondre aux exigences et aux normes du politiquement correct, en ne disant pas toujours tout.

Le phénomène de politiquement correct au centre duquel se meut le tabou, se joue alors du langage et de la réalité :

« Il est faux de penser que l'usage du langage humain se caractérise par le fait d'apporter de l'information. Le langage humain peut être utilisé pour informer ou pour tromper, pour clarifier ses propres pensées, pour trouver son habileté ou tout simplement pour jouer »112(*).

Dépassant le simple stade du langage comme fonction représentative du réel, le politiquement correct, sous l'oeil attentif de la censure se plaît à sacrifier certains termes pour en inventer de nouveaux.

Cette perspective auto créatrice s'oppose à la philosophie du langage de E.Husserl : selon lui, le langage, en plus de reposer sur une conception innéiste, est construit sur une conception transcendantale qui lui donne un noyau d'où émerge l'activité langagière.

Dès lors, toute production langagière ne correspondant pas à la sémantique première est perçue comme une transgression menant à l'absurdité.

Ainsi, si l'on s'en tient à cette théorie, lorsque le politiquement correct transforme certains termes en des locutions figées, il court le risque de produire du non-sens.

La théorie de l'indicible mène donc ici à une non théorie : si le politiquement correct modifie certains mots taboués par d'autres, dicibles, et répondant positivement à son idéologie, il change la sémantique originelle et mène à l'indicible où par une sorte d'injonction, de formule quasiment rhétorique, on refuse l'innéisme de quelques mots pour les travestir sous une forme indolore et délicate, « ne dites plus A, dites B ».

Il n'y aurait donc pas de solutions au problème du choix des mots, de l'indicible.

Qui plus est, l'aspect de transformation de la langue, imposé par le politiquement correct, se fonde sur un prédicat trompeur qui constitue l'un des troubles de la linguistique moderne, révélé par la philosophie de L.Wittgenstein : on s'entend à dire par un présupposé de sens commun que chaque chose correspond à un substantif.

Mais cette théorie pose un réel problème : s'il existe bien pour chaque chose, chaque objet, chaque réalité, un nom réciproque, cela sous-entend que le politiquement correct, à moins de changer de réalité, d'objets, ne peut changer les substantifs correspondants sans faire état, plus que d'une transformation, d'une déformation du langage.

Le travail d'épuration linguistique se heurte donc à une évidence prévisible : il ne peut se réaliser sans violenter le langage libre existant, sans emprisonner dans la tour du mensonge, le champ du dicible.

Néanmoins, fidèle à son idéologie de langage salvateur, le politiquement correct use de différentes astuces pour modifier cette langue tant dépravée, le français, mais le fait de façon suffisamment discrète pour nous laisser penser que seuls sont retirés du langage, les mots insupportables.

Le langage politiquement correct joue donc avec la langue et ses mots, et les manie dans une rhétorique au service de la bienséance.

C'est alors dans son idéal purificateur que ce jargon va s'employer à sélectionner des outils linguistiques lui permettant par une sorte de travail synonymique, de proposer une nouvelle vision de son vocabulaire idéal donc non taboué. Et bien que le principe de synonymie aille parfois jusqu'au truisme, et s'impose avec lourdeur en arrachant au mot qu'il cherche à remplacer, ses allusions et ses connotations, le politiquement correct s'enrichit d'expressions nouvelles qui nettoient les mots de leurs vices.

Faisant des figures de rhétorique sa priorité, il tente de drainer la langue de ses scories de jadis.

* 98 Définition du Littré
* 99 Petit Larousse 1998
* 100 L.Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus
* 101 F.Caradec, N'ayons pas peur..., p.16
* 102 A.Santini, De tabou à boutade..., p.8
* 103 in Britannicus
* 104 in « Booz endormi »
* 105 Article du Monde, 29 avril 2003
* 106 Article du Monde, juin 1996
* 107 Consulter notamment Le prêt à parler, p.137
* 108 Axel Kahn, interviewé par PPDA, dans Vol de Nuit, TF1, le 17-01-06
* 109 J-J. Franckel, L'indicible..., Introduction
* 110 Id., p.23
* 111 P-A. Taguieff, cité par P. Merle, Le prêt à ..., p.97
* 112 N.Chomsky, Le langage et la pensée, cité par T.Mercury, Petit lexique..., p.10-12

https://www.memoireonline.com/02/07/363/m_le-politiquement-correct-entre-splendeur-et-trahison20.html

https://www.memoireonline.com/02/07/363/m_le-politiquement-correct-entre-splendeur-et-trahison.html

« Black », « minorité visible », « issu de la diversité »... Les contournements sont nombreux, aussi bien à l’écrit qu’à l’oral. Comme si ne pas dire permettait d'éviter le racisme.

La presse française se met depuis peu à écrire le mot «noir» de manière plus fréquente, peut-être moins gênée. Avec la création du Conseil représentatif des associations noires de France (Cran) en 2005, ainsi que le documentaire et le livre de Pascal Blanchard (Noirs de France, La France noire), ou encore le numéro « 100% Noirs de France » de Respect Magazine, il semble que le mot soit devenu moins tabou.

« Dans la France des “ Blacks ” et des “ Renois ”, on va peut-être, grâce au travail abattu par Pascal Blanchard, commencer à appeler les Noirs des… Noirs», écrivait Sabine Cessou dans SlateAfrique.

On parle de personnes « issues de la diversité », de « minorités visibles », parfois même de « blackgeoisie ». Les contournements sont encore nombreux, aussi bien à l’écrit qu’à l’oral. En 2002, les éditeurs de l'historien François Durpaire lui avaient demandé d'ôter le mot noir qui figurait dans le titre de son livre, et l'avaient remplacé par « diversité ».

Les choses se sont depuis assouplies, mais l'attitude est loin d'être décomplexée. Après l’élection de Barack Obama en 2008, la médiatrice du journal Le Monde écrivait, dans un article intitulé « Appeler un Noir un Noir », que pendant la campagne américaine, les lecteurs avaient été nombreux à accuser le journal de «racisme sous-jacent» dès qu'un article décrivait quelqu'un comme noir. Une lectrice avait même qualifié de dérapage le fait d'identifier le père d'Obama comme un « Noir kenyan ». Fallait-il taire cette information ? Dire que quelqu’un est noir est-il raciste ?

L'association Les Indivisibles (dont vous pouvez retrouver des tribunes sur Slate) tente depuis quelques années de rassurer la population. « L'utilisation du mot noir ne fait courir aucun risque ni à vous ni à votre entourage », rappelait une de leurs vidéos.

Certains journalistes continuent pourtant de préférer le mot anglais, même dans des registres qui ne sont pas familiers. Dans le Nouvel Observateur en novembre 2011, l'ex-candidat aux primaires républicaines Herman Cain était « un black sorti de nulle part» ou encore « un black charismatique ».

Ainsi que l’explique le chef correcteur au Monde, Lucien Jedwab, le terme « black » – qu’il qualifie de « bienveillant » – est acceptable pour les acteurs et les chanteurs, mais ne doit pas être utilisé dans tous les contextes pour « éviter une forme de paternalisme ». On ne peut pas écrire que Barack Obama est un président black, ça ne fait pas très sérieux.

L’écrivain Gaston Kelman expliquait en 2009 à Arrêt sur Images son problème avec black: cela « donne l’impression que je ne peux pas supporter d’être appelé noir car ce serait porteur de négativité ». Pourtant, le mot n’est « ni une honte, ni une fierté », tranche Marc Cheb Sun, le rédacteur en chef de Respect Magazine.

Alors, pourquoi évite-t-on de dire noir ? Tout part de bonnes intentions antiracistes. Dans la République française, désigner, catégoriser les gens par la couleur de leur peau ou leur religion est très mal vu. Un certain discours républicain maintient que désigner quelqu’un comme noir – même dans un contexte neutre – c’est risquer d'« essentialiser » son identité. C’est l'enfermer dans une communauté, diviser la société en clans.

La même argumentation est souvent utilisée pour critiquer les statistiques de la diversité, qui seraient censées contribuer à la « racialisation» de la société. Cette difficulté à nommer et à catégoriser pose pourtant un problème sur le terrain. « Faire disparaître le mot “ Noir ”, c’est peut-être aussi faire disparaître les gens que ce mot est censé désigner », expliquait Louis-Georges Tin dans Vacarme.

Dans un article de 2006, le sociologue Didier Fassin raconte une interview avec un responsable associatif qui peine à formuler la dimension raciale des discriminations que subissent les jeunes de sa ville:

Cela fait près d’une heure que nous parlons, et il commence seulement à admettre la réalité et la profondeur du problème, ne parvenant toutefois à le nommer qu’au prix de détours et d’efforts, de louvoiements maladroits et de remarques ironiques.»

Pour lutter contre les discriminations, il faut pouvoir parler des Noirs et des autres minorités. Mais en parler, c'est encore s'exposer à toute une série de reproches, du communautarisme au racisme anti-blanc.

Lorsque Respect Magazine fait un numéro « 100% Noirs de France », un éditorial de Marianne rétorque que c'est « une profession de foi communautariste ». La logique est la suivante: si vous êtes antiraciste alors pourquoi est-ce que vous séparez les gens entre Noirs et Blancs ? Un magazine 100% Blancs serait jugé raciste, alors pourquoi faire un numéro sur les Noirs ? N’est-ce pas « clivant »? En bref, un magazine qui parle des Noirs est rapidement soupçonné de vouloir diviser la société.

Une tribune intitulée « À quand une femme noire en couverture de ELLE ? » a généré le même type de suspicion. Un journaliste d'Atlantico demandait ainsi à Patrick Lozès (fondateur du Cran) s’il était possible à la fois d'être antiraciste et de demander plus de femmes noires dans les magazines. De même, à la suite d'un récent article de Slate.fr sur la place des noirs dans le cinéma français, de nombreux lecteurs se sont indignés que cette question soit abordée. Beaucoup ont répondu qu'il était contreproductif de tout ramener à la couleur de peau, que seul le talent comptait, et que le débat n'avait donc pas lieu d'être.

En France, l’attitude qui passe pour le nec plus ultra de la tolérance est de « feindre de ne pas voir la différence », explique François Durpaire. Au jeu du plus antiraciste, le meilleur serait celui qui ne se rend pas compte que l'autre est noir, et qui en déduit donc qu'il ne faut pas parler des Noirs. Sauf, que dans la vie quotidienne, les Noirs sont bien considérés comme tels.

La réticence à parler des Noirs de France a contribué à passer les discriminations sous silence. C'est ce que certains sociologues appellent le « paradoxe des minorités », expliqué récemment par Patrick Lozès dans une interview: « Pour pouvoir parvenir à l'invisibilité, [les groupes minoritaires] doivent passer par une étape d'hyper visibilité. »

Claire Levenson

http://www.slate.fr/story/52115/noir

"Je n'aime pas qu'on me dise 'black'" : pourquoi, en France, le mot "noir" reste tabou

L'anglicisme "black" pour dire "noir" s'est installé dans le langage courant et familier, mais son usage est de moins en moins toléré.

C'est un mot parmi une foule d'autres. "Black", "kebla", "personne de couleur", "peau sombre", "chocolat", "peau tropicale". Autant de substantifs utilisés pour tourner autour d'un mot : "noir". À 18 ans, Ileyna a déjà évoqué le sujet avec ses amis : elle veut qu'on la décrive comme "noire". "Je leur ai dit que je n'aimais pas qu'on me dise 'black', raconte-t-elle. Je préfère 'noire'. On est fiers d'être noirs, et cela ne me dérange pas d'employer le mot". Ce mot n'a, pour elle, pas de connotation raciste. C'est pourquoi elle le défend, ces derniers jours, sur les réseaux sociaux, en écho aux manifestations contre le racisme et les violences policières qui ont eu lieu en France, après la mort de George Floyd aux États-Unis.

Le débat est survenu il y a quelques années, alors qu'elle était au collège. Après avoir vu un film américain doublé en français, la jeune fille commence à questionner l'utilisation du mot "black" : "Ils passaient du français à l'anglais dans une même phrase, juste pour le mot 'noir', se rappelle-t-elle. Pourquoi donc ? Si encore on disait 'white' ou 'asian', on se dirait 'OK', mais là, 'black', c'est bizarre."

'Black', c'est pour faire cool"

"Le terme 'noir' a plus d'une vingtaine de mots de substitution", détaille Marie Treps, linguiste et autrice de Maudits mots : la fabrique des insultes racistes (Éd. Tohu-Bohu, 2017). Parmi eux, la sémiologue compte le terme "black", très utilisé, et ses diverses déclinaisons : "blacky", "blackos", "blackitude", "kebla"...

Le mot "black" entre dans le langage commun français dans les années 1980. Son importation est le résultat de plusieurs phénomènes politiques et culturels, décrypte Nicolas Bancel, historien spécialiste de l'histoire coloniale et postcoloniale française. "Le terme 'black' fait référence au mouvement noir-américain pour l'application des droits civiques. Alors que 'black' était considéré comme dépréciatif, il est devenu le symbole d'une revendication et l'expression d'une fierté". Il est réemployé en France "pour son contenu revendicatif", notamment "pendant la Marche des beurs", pour l'égalité et contre le racisme, qui marque la fin de l'année 1983.

Le terme se popularise également grâce à "son aspect culturel" : dans "les années 1980-90, il y a une importation de la culture 'black' en France", ajoute l'historien. "Le rap et le hip-hop, venus des États-Unis, deviennent l'expression de cultures urbaines et un marqueur identitaire fort". "À cette époque-là, le terme 'black' désigne ces Noirs-là, Afro-Américains, qui vont inspirer les populations noires ou non blanches de France", complète Maboula Soumahoro, maîtresse de conférence à l'université de Tours et autrice du livre Le Triangle et l'Hexagone, réflexion sur une identité noire (Éd. La Découverte, 2020).

Quand on dit 'Black', c'est une certaine forme de Noir : c'est un Noir cool, évolué, civilisé. C'est un Noir désirable, qui a la puissance culturelle états-unienne. Ce n'est pas le tirailleur sénégalais, le sans-papiers africain, la doudou antillaise...

Maboula Soumahoro, spécialiste de la diaspora africaine

La référence reste et gagne en popularité auprès des Français. Elle offre une alternative au terme "Noir", qui fait référence à la colonisation, et au terme "gens de couleur", trop vague. Elle est reprise dans le célèbre slogan "Black-Blanc-Beur". "'Black' est une appellation familière qui est utilisée comme un euphémisme", analyse la sémiologue Marie Treps. En d'autres mots, le mot anglais est réemployé pour atténuer la référence à la couleur de peau, par peur qu'elle ne soit considérée comme raciste.

"Sans doute qu'il y a une forme de gêne, analyse Éric Fassin, professeur de sociologie à l'université Paris 8 et auteur de "De la question sociale à la question raciale" ? (Éd. La Découverte, 2009). On a peur que dire "noir" ou "arabe" (quoique dans ce cas ce soit un manque de culture) soit raciste ; le dire en anglais, c'est comme si on mettait des guillemets, avec une pointe d'humour". "Le terme 'noir' nous renvoie vers notre propre passé, qui est colonial", analyse l'historien Nicolas Bancel.

Un refus de voir la couleur

Si l'anglicisme revient souvent dans le langage courant et familier, son emploi est de plus en plus rejeté : "Le mot 'black' n'a pas sa place dans le contexte francophone", tranche Jahlyssa Sekhmet, autrice du manuel pédagogique L'Histoire de l'Afrique et de sa diaspora, au micro de AJ+. "Cela va deux minutes, on peut dire 'noir'", s'exaspère une interviewée dans le podcast "On dit noir, pas black" de l'Alter Ego. Un point de vue partagé par la réalisatrice Amandine Gay, dans le podcast d'Arte Radio "Noir, pas black", et développé dans la séquence ci-dessous de son film Ouvrir la voix. Plusieurs femmes noires y dénoncent ce tabou linguistique.

Il relève d'une impossibilité à "articuler, énoncer et donner corps à la population noire native de France", appuie Maboula Soumahoro. "On n'arrive pas à le dire en langue française, car on n'arrive pas à imaginer dans l'Hexagone des Noirs pleinement dans cette citoyenneté française", poursuit-elle. "Le Noir, c'est la population invisibilisée de France hexagonale, qu'on n'arrive pas à nommer. Cela marque une manière spécifique du racisme français : l'impossibilité de dire".

Le recours à la langue anglaise rend externe la présence de cette population. Comme si elle ne pouvait pas être française, ne pouvait venir que d'ailleurs.

Maboula Soumahoro, spécialiste de la diaspora africaine

Un tournant s'opère toutefois dans les années 2005, observe Nicolas Bancel. Il est marqué par la création du Cran (Comité représentatif des associations noires de France), et la publication de plusieurs ouvrages, comme La Condition noire de Pap Ndiaye en 2008 (Éd. Calmann-Lévy). L'utilisation du mot "noir" refait alors débat.

Quinze ans plus tard, Louis-Georges Tin, ancien président du Cran, dénonce toujours une "stratégie d'évitement" perpétuée par l'utilisation du mot "black". "Mais pourquoi est-ce qu'on ne pourrait pas parler des Noirs de France ? clame-t-il auprès de franceinfo. On peut dire 'noir' et ne pas être raciste, et être raciste et ne pas dire 'noir'". Pour preuve : le recours à des termes marquant l'origine géographique, comme les mots "immigrés", "africains" "migrants", ou l'utilisation de "surnoms dérisoires", ajoute la sémiologue Marie Treps. "C'est une manière de déguiser le racisme, et de le faire réapparaître".

"Le mot 'noir' n'est pas une insulte"

Refuser le terme "black" et se réapproprier le mot " noir " revient à dire que " le problème, ce n'est pas le mot, c'est la chose, poursuit le sociologue Éric Fassin. Autrement dit, ce qui pose problème, c'est la manière dont les gens sont traités. Mieux vaut la nommer que la taire, ou que l'euphémiser.".

L'utilisation du terme " noir " revêt ainsi une dimension politique. Elle permet de donner voix à l'idée que " le problème, ce n'est pas d'être noir, c'est d'être discriminé". Refuser de caractériser les gens par leur couleur de peau revient à refuser de voir les discriminations qui subsistent. "On fait semblant de ne pas le voir, sauf que tout le monde sait bien que, dans la société, cela a des effets bien réels", poursuit Éric Fassin.

Toutefois, le mot " noir " ne fait pas l'unanimité auprès des personnes noires. "Il n'y a pas de manière qui serait non problématique de représenter la société, concède Éric Fassin. Si on dit 'les Noirs', on peut faire la critique qu'on met ensemble les ultra-marins et les Africains, mais si on dit 'les Antillais', on donne l'impression qu'il n'y a pas de différences au sein de ce groupe, ce qui est également faux. Pareil pour "les Guadeloupéens", " les Martiniquais ". La question est donc : quelle catégorie utiliser et pour quoi faire ? "

Les mots et leur sens ne cessent d'évoluer avec le temps, mais aussi avec les rapports de force, souligne Maboula Soumahoro. Se réapproprier le mot " noir " et l'utiliser permettrait, selon la chercheuse, "d'ancrer ces populations (noires) dans la langue française, dans le territoire français et dans la psyché collective française ", et de reconnaître les discriminations dont ils peuvent faire l'objet en France, en raison de leur couleur de peau. Chasser le mot " black " du langage courant permettrait ainsi d'arrêter de "penser que le racisme n'existe qu'aux États-Unis".

Des réticences demeurent toutefois. "Surtout de la part des Blancs, observe Ileyna. Je pense que j'ai des amis blancs qui disent 'noir' avec moi, pour me faire plaisir, et continuent de dire 'black' avec d'autres Noirs, par peur d'être offensants". "Qu'on le veuille ou non, on peut être gentil, et même complètement se penser non-raciste, mais en fait, si on dit 'black', c'est qu'on a un souci avec la question raciale", tranche Amandine Gay dans le podcast "Noir, pas black". Avant de poursuivre : "Si on est mal à l'aise, on doit creuser là où on est mal à l'aise. Pourquoi on est mal à l'aise ?"

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