Jùdô et éducation par Yves Cadot, docteur de l'Université de Paris

Apporter du jùdô à des enfants qui ont besoin de tellement d’autres choses ? Cela peut paraître au mieux dérisoire, au pire déplacé et, dans tous les cas, superflu.

Pourtant, peut-être faut-il s’interroger d’une part sur ce qu’est le jùdô et, d’autre part, sur ce qu’il représente. Au-delà de l’image d’art martial ou de sport olympique que l’on peut en avoir, au-delà de personnages devenus médiatiques, que se passe-t-il, que passe-t-il au travers de la pratique du jùdô ?

Disons-le clairement tout de suite : le jùdô a été fondé (1882) alors que, déjà, l’enjeu du combat comme élément indispensable à la survie individuelle n’en était plus vraiment un – en tout cas, pas plus qu’aujourd’hui. Non, en jùdô, le combat est le prétexte, le fil rouge, l’aune de la justesse de la pratique. Le propos du jùdô est tout autre. Quel est-il ?

Le jùdô a été pensé comme une méthode de construction de l’individu. Attention, non pas une construction extérieure, où le maître formerait, modèlerait son élève à force de dogmes mais comme une éducation basée sur la pratique régulière (et si possible quotidienne) où l’apprenti se construit sinon seul, du moins par ses efforts, sous l’œil attentif du professeur, devenu guide.

Le jùdô est un temps particulier, hors de la vie : une parenthèse que l’on ouvre puis que l’on referme. On se rend dans un espace particulier le temps de la pratique, puis on le quitte pour revenir à la vie normale, à ses règles, à ses problèmes. C’est un temps privilégié pendant lequel on s’occupe d’abord de soi.

Doucement, on commence par des exercices qui construisent notre corps : tandis que l’on s’étire, sautille, fait des roulades et autres acrobaties, que l’on renforce et assouplit notre corps, qu’on développe ses qualités d’équilibre et proprioceptives, c’est de son corps, c’est-à-dire de son enveloppe, de ce qui relie au monde, qu’on prend conscience.

Cette enveloppe qui nous relie aux autres… car, bientôt, par le jeu du combat, nous voici en contact avec les autres, avec l’autre. À la fois miroir, et le temps du jeu, adversaire, par l’autre et son contact, j’apprends sur moi.

Dans ce jeu de confrontation régulée, à jouer entre la verticale et l’horizontale, à jouer avec la pesanteur, c’est du corps dans l’espace et des lois fondamentales de la dynamique que nous prenons conscience.

Au travers des exercices, au travers de la répétition, nous apprenons à développer notre sens de l’observation, à reproduire ce que nous voyons. Pas seulement reproduire, d’ailleurs, adapter, à nous, à nos qualités, à nos manques.

Ainsi, nous apprenons à la fois à repérer nos manques, et la façon de les combler. Nous apprenons que l’apprentissage connaît des phases, courtes, moyennes et longues, que le corps et l’esprit n’apprennent pas à la même vitesse.

Nous apprenons à prendre du recul sur une situation, à faire le point sur soi, à mieux nous connaître pour découvrir en nous les ressources qui vont permettre, dans une situation donnée, de trouver les moyens de nous en sortir avec les armes que nous possédons.

Nous apprenons ainsi à utiliser nos propres ressources, sans compter sur autre chose que nous-mêmes : notre corps avec ses faiblesses et ses forces, notre expérience, notre intelligence.

Nous apprenons à apprendre de nos erreurs. À nous relever pour refaire face à la situation. À oser, à construire sur nos échecs la base de la réussite prochaine. Que le travail paye.

Enfin, le jùdô, c’est de la magie, c’est une part de rêve. Apprendre à – mais surtout faire l’expérience de – projeter un adversaire plus lourd sans difficulté, apprendre qu’il est plus intéressant et plus rentable d’observer les principes et la méthode qui permet l’utilisation des principes mécaniques, des principes physiques et physiologiques, que de se lancer tête baissée avec pour seule arme sa force physique et son envie.

Le jùdô, c’est un jeu d’échec, un jeu d’habileté où l’esprit et le corps se mêlent, s’entraident – et parfois se contrarient – pour trouver des solutions au problème posé par le partenaire / adversaire.

Et puis, bientôt, notre pratique égoïste, centrée sur nous, nos progrès, se transforme en échange. De guidé, nous guidons et, très vite, la pratique devient partage, pour un temps chaque fois plus riche encore : progresser seul est impossible, progresser ensemble un plaisir.

Le jùdô, c’est développer l’écoute de l’autre, c’est devoir être aidé et devoir aider : c’est de la solidarité en mouvement, et jamais à sens unique.

Et puis, le jùdô, c’est l’apprentissage d’une structure : d’une structure du temps, d’une structure posturale. Le temps y est structuré : le temps où l’on fait et où l’on s’occupe de soi, le temps où l’on prête son corps à l’autre pour qu’il progresse, le temps où l’autre nous prête son corps pour nos progrès, le temps du jeu et de l’échange. Des temps chaque fois marqués par un salut, à la fois marque de respect mais aussi et surtout, invitation à prendre conscience de ce que l’on fait et avec qui on le fait. Le salut, c’est apprendre à être présent à ce que l’on fait, c’est prendre le temps, en quelques secondes, de se préparer à agir dans un cadre particulier – celui du jùdô et, à l’intérieur de celui-ci, celui de l’exercice particulier et de ses consignes – puis apprendre à en ressortir. Mais le jùdô est aussi affaire de posture : on se tient droit et face à l’autre et c’est avec sincérité, sans arme dissimulée, que l’on affronte la situation qui nous est offerte.

J’ai dit plus haut que le jùdô était hors de la vie, mais c’est pour mieux l’appréhender : comme un laboratoire où l’on travaille sans relâche en isolant des principes qui ne prennent tous leur sens que remis dans la complexité de la vie réelle, des problèmes rencontrés, des choix à faire.

Ainsi, pour ne prendre que deux exemples, au-delà de son aspect symbolique – et pratique lors d’une séance de jùdô – savoir chuter, c’est éviter de se blesser, construire son corps de façon harmonieuse, c’est pouvoir développer un corps robuste et en bonne santé… ce qui, quand on n’a pas toujours un accès facile aux soins, ne saurait être regardé comme superflu.

Ainsi, le jùdô, c’est apprendre à se mieux connaître, et, partant, apprendre à aller vers l’autre, apprendre à se situer. Mais il est une autre dimension qu’il ne faut pas oublier : c’est qu’aujourd’hui, le jùdô existe partout dans le monde. Partout ? Non ! Car certaines populations n’y ont pas encore accès. Et pourtant, faire du jùdô, même quand on a plein d’autres problèmes, c’est faire la même chose que les enfants du monde entier : c’est être lié à eux par la communauté d’expérience, c’est partager des sensations, des connaissances et jusqu’à un vocabulaire. C’est faire partie de la communauté internationale, être citoyen du monde.

Bref, apporter le jùdô aux enfants du Népal, c’est les inclure dans le monde, c’est… leur faire un grand cadeau en les considérant, juste, comme des enfants, de futurs adultes dont on n’espère pas qu’ils survivent tant bien que mal mais deviennent, à part entière, acteurs du monde dans lequel ils vivent, dans lequel nous vivons tous, les inviter à être nos partenaires et se présenter soi-même, devant eux, comme tel.

Yves Cadot
6e dan, professeur de jùdô
Docteur de l'Université de Paris (thèse sur Jigoro Kano)

Ex-secrétaire général de la ligue de Paris
Vice Président en charge de la formation de la ligue Occitanie
Chercheur au CNRS