Le jùdô féminin

"Celui qui ne connaît pas l'histoire est condamné à la revivre."
Karl Marx

"Plus loin on regarde vers le passé, plus loin on voit vers l'avenir"
Winston Churchill

"Il n'y a de nouveau que ce qui est oublié"
Rose Bertin

Les débuts du judo féminin au Kodokan :

Sueko Ashiya a commencé le judo en 1883 en tant que première élève féminine de Jigoro Kano. Il lui a appris dans sa maison. Katsuko Yanagi, la sœur de Jigoro Kano et parmi ses premières élèves et instructrices. Noriko Watanuki, la fille aînée de Jigoro Kano a dirigé la division des femmes de nombreuses années.

Utako Shimoda fut une pionnière militante des droits et de l'éducation des femmes a lutté avec Jigoro Kano pendant de nombreuses années pour la pratique du judo dans les écoles pour les garçons et les filles.

Yasuko Morioka, Masako Noritomi et Ayako Akutagawa furent les trois premières femmes inscrites au Kodokan en 1926. Cette dernière fut promu 1er dan en 1934. Masako Noritomi a commencé la formation à 10 ans. Elle a été promue directement au 2e dan en 1934, en sautant 1er dan. Elle était l'une des premières femmes de haut rang et est devenu instructeur pour la division des femmes. Katsuko Osaki : La première femme 1er dan, promu en 1933.

Les femmes occidentales du Kodokan :

Le Kodokan était mondialement célèbre, et au fil des années, il a accueilli judoka de partout dans le monde, y compris des élèves étrangères.

Sarah Mayer (Londres) : Arrivé au Japon pour former en Judo en 1935. Elle est formé dans une école affiliée, mais a également visité le Kodokan. Promu par le Kodokan au 1er dan en 1935.

Shizumo Ozumi (Hawaï): La première américain à être promu par le Kodokan au 1er dan, en 1936. Ruth Gardner (Chicago, IL) : élève en 1949. Parmi les premières femmes non-japonais à être former au Kodokan. Rusty Kanokogi (Brooklyn, NY) : élève en 1962. Elle a été promue au 2e dan, ayant seulement été 1er dan pendant un an.

Marie-Rose Collet (France) : élève en 1949.

https://www.facebook.com/media/set/?set=a.987682454652553.1073741887.817233388364128&type=3

Keiko Fukuda :
Keiko Fukuda (née le 12 avril 1913 et décédée le 9 février 2013), 1,50 m et moins de 45 kg était une jùdôka américaine d'origine Japonaise. Après avoir terminé son éducation formelle au Japon, à savoir l'art de la calligraphie, l'arrangement floral et la cérémonie du thé, typique activités pour une femme au Japon à cette époque, elle a également obtenu un diplôme en littérature japonaise de l'Université pour femmes de Showa. En dépit de son éducation classique, Keiko Fukuda se sentait proche de jùdô à travers les souvenirs de son grand-père, Hachinosuke Fukuda, un samouraï, maître de Tenjin shinyo-ryu jujutsu et premier maître de Jigorô Kanô. En 1935, à 22 ans, elle est allée avec sa mère pour regarder une séance d'entraînement de jùdô. Jigorô Kanô avait des élèves féminine dès 1893 (Sueko Ashiya), et a officiellement ouvert la Joshi-bu (section des femmes) du Kôdôkan en 1926. Il a personnellement invité la jeune Keiko Fukuda à étudier le jùdô, un geste inhabituel pour l'époque, par respect pour son grand-père. Quelques mois plus tard, elle a décidé de commencer la formation elle-même comme l'une des seulement 24 femmes en formation au Kôdôkan. Sa mère et son frère ont soutenu cette décision, mais son oncle était opposé à l'idée. Sa mère et son frère avaient pensé que Keiko Fukuda finirait par épouser un des pratiquants de jùdô, mais elle ne s'est jamais marié, pour devenir un expert en jùdô elle-même. Elle est devenu un instructeur de jùdô en 1937. En 1953, elle a été promue au grade de 5e dan par le Kôdôkan À cette époque, elle était l'une des quatre seules femmes au monde détenant le 5e dan de jùdô, et était l'une des deux seuls instructeurs féminins au Kôdôkan (l'autre étant Masako Noritomi, également classé 5e dan). Vers 1972, suite à une campagne de lettres contre la règle interdisant aux femmes d'être promu supérieur 5e dan, Keiko Fukuda devient la première femme promue au 6e dan par le Kôdôkan. En 1973, elle a publié Né le Mat : un kata Kôdôkan manuel pour les femmes, un livre d'instruction pour les femmes sur le kata. (patterns) de Kôdôkan jùdô. En 1974, elle a créé le jùdô Camp annuel Joshi pour donner jùdô féminin praticiens la possibilité de s'entraîner ensemble. Cette année-là, elle était l'une des trois seules femmes dans le monde classé 6e dan de jùdô. Elle fut promue au 6e dan en 1972. Elle a voyagé aux États-Unis d'Amérique plus tard cette année, à l'invitation d'un club de jùdô à Oakland, en Californie, et resté pendant près de deux ans avant de retourner au Japon. Fukuda prochain voyage aux États-Unis en 1966, ce qui donne des séminaires en Californie. En 1966, elle a démontré son art au Mills College , et l'institution lui a immédiatement offert un poste d'enseignant, elle accepté, et il a enseigné de 1967 à 1978. En 1990, Fukuda a reçu du Japon de l'Ordre du Trésor Sacré , 4e classe (Rayons d'or avec rosette), et les États-Unis jùdô Incorporated (USJI) Henry Pierre Lifetime Contribution à l'attribution jùdô américaine. En 2004, elle publié Ju-No-Kata : Un manuel Kôdôkan, revue et augmentée de Born pour le Mat, un guide illustré pour effectuer Ju-no-kata , l'un des sept katas du Kôdôkan. Keiko Fukuda a servi de conseillère technique pour les États-Unis Femmes jùdô et le USJI Kata juges Certification Sous-comité. Elle a également siégé en tant que juge national Kata, et a été membre du corps professoral du USJI national des enseignants de l'Institut, membre du Comité de promotion USJF, et un membre de l' USJF et le sous-comité de USJI femmes. Le 8 Janvier 2006, à de son nouvel an Biraki Kagami la célébration, le Kôdôkan promu Keiko Fukuda au rang de 9e dan - la première fois qu'il avait attribué ce grade à une femme. Le 28 Juillet 2011, le conseil de promotion de USA jùdô décerné Fukuda le grade de 10e dan. Le 8 janvier 2006 retardé par des décennies par le Kodokan parce qu'elle était une femme, (en 2001 par l'USJF) elle fut promu au grade de 9e dan par le Kôdôkan et 10e dan en 28 juillet 2011 par la Fédération des États-Unis de jùdô (USJF). Keiko Fukuda a continué à enseigner le jùdô trois fois par semaine, l'hôte des Championnats annuel Fukuda Invitational Kata, et enseigner au 'jùdô Camp annuel Joshi jusqu'à sa mort, à l'âge de 99 ans, à San Francisco, Californie. Elle a créé le Fukuda Bourse jùdô Keiko pour encourager et permettre aux femmes de continuer leur formation formelle dans l'art. En dehors de l'enseignement aux États-Unis, elle a également enseigné en Australie, au Canada, en France, en Norvège et aux Philippines. Keiko Fukuda de devise personnelle était : ". Soyez doux, gentil et beau, mais ferme et forte, à la fois mentalement et physiquement » Elle visita les États-Unis d'Amérique pour enseigner dans les années 1950 et 1960 et fini par s'installer là-bas. Elle a continué à enseigner le jùdô dans la baie de San Francisco jusqu'à sa mort en 2013. Elle était la dernière élève survivante de Jigorô Kanô.

LES PREMIÈRES FORMES DE DISCRIMINATION

Avec la généralisation progressive du jùdô féminin vont pouvoir être observées les premières formes de discrimination sexuelles dont certaines persistent aujourd'hui. Les renseignements fournis ici proviennent de témoignages recueillis directement auprès des pratiquantes. Voici les formes les plus marquantes de discrimination dont les femmes jùdôkas ont eu à souffrir dans les années 50-60. Ces discriminations paraissent résulter de quelques idées forces. Ces idées fauces sont exprimées dans des articles écrits par des professeurs de l'époque. Voici les principales :
- le rôle social de la Femme consiste à tenir une maison et élever ses enfants ;
- le jùdô est un sport trop violent pour la Femme et peut l'empêcher d'avoir des enfants ;
- le jùdô compromet la féminité, ce n'est pas le rôle d'une femme de faire du jùdô ;
- les femmes ne sont pas assez sérieuses ni assez disciplinées pour faire du jùdô ;

Interdiction de la compétition. La première forme de discrimination est l'interdiction de la compétition aux femmes. Privé de toute évaluation, le jùdô féminin n'est pas reconnu comme une activité sérieuse et paraît peu crédible. Les enseignants insistent sur la beauté des mouvements, l'esthétique des katas, plutôt que sur l'efficacité. Dans les revues françaises, les courriers de lecteurs font état de propos ironiques sur le femmes jùdôkas : les femmes ont peur des chutes, devient une activité privée Le jùdô féminin n'est donc pas pris très au sérieux. Pourtant, un championnat de jùdô féminin est organisé à Paris le 1er Mai 1950. Ce championnat, ouvert à toutes les femmes titulaires de la ceinture orange, se déroule en marge du championnat d'Europe et est arbitré par Kawaishi lui-même. Toutes les techniques sont autorisées, y compris les étranglements. Les comptes-rendus qui nous sont parvenus sont quelque peu réservés, la plupart des pratiquantes manquant de techniques et déployant une agressivité déplacée.

Le Tournoi féminin de Paris en mai 1950
(En arrière-plan, Kawaishi en train d'arbitrer)

Pourtant, cette compétition n'était pas dépourvue d'intérêt car toutes les finalistes seront ceintures noires quelques années plus tard. La vice championne, Janine Levannier, obtiendra la ceinture noire l'année suivante. Janine Levannier fut la première française à enseigner le jùdô. Elle ouvrira à Paris un club féminin réputé qui fonctionnera une vingtaine d'années (années 50 jusqu'aux années 70). Il faudra attendre 1968 pour que la Grande-Bretagne organise son premier championnat de jùdô féminin, remporté par une certaine Elaine Birch, JC Tipton.

Les premières française 1er dan :
- Janine Levannier promu le 22 avril 1951
- Suzanne Agisson promue le 6 juillet 1952
- Yvette Malaisé promue le 6 juillet 1952
- Métheline de Barbentane promue le 3 mai 1953
https://docplayer.fr/68578364-A-i-j-info-la-lettre-de-l-amicale-des-internationaux-de-judo.html

Suzanne Agisson
Janine Levannier

Un jùdô féminin différent du jùdô masculin. Une autre forme de discrimination, qui découle de la précédente, est l'adaptation de l'enseignement aux élèves féminines. Considéré comme dangereux pour le corps féminin, le jùdô doit être adapté à la morphologie des femmes. Rappelons que les pratiquantes féminines sont presque toujours adultes ou adolescentes: les pratiquantes enfant sont alors exceptionnelles. L'enseignement du jùdô féminin n'est donc pas uniforme : on trouve autant d'enseignements que de professeurs différents. Mais presque tous les professeurs restent persuadés que le jùdô est dangereux pour les femmes et doit être adapté. Certes, toutes les techniques sans exception leur sont généralement enseignées. Mais, Ça et là, certains professeurs évitent d'enseigner les sutémis et les étranglements, voire les armlocks, jugés trop dangereux. L'enseignement des katas est généralement privilégié. Le randori est la seule forme de combat autorisée. Le jùdô féminin tend à devenir une gymnastique plutôt qu'un sport de combat.

Discriminations dans l'organisation des cours. Les cours sont parfois mixtes, parfois séparés. Les premières femmes professeur n'apparaîtront, en France, que dans les années 50. Dans les années 60, on verra un peu partout une véritable explosion de cours strictement féminins. Il y aura même des clubs féminins mais dont l'existence restera éphémère. Même dans les cours mixtes, la pratique reste strictement séparée, les élèves féminines étant à part. Au moins au début, les randoris mixtes restent exceptionnels. En fait, les hommes rechignent à pratiquer avec une femme et préfèrent s'entraîner entre eux. Dans les années 50, rares sont les hommes qui acceptent d'être envoyés au tapis par une partenaire féminine ! D'autre part, la différence de morphologie, de pédagogie, rend, au moins en France, pratiquement incompatible la pratique mixte. Il faudra attendre les années 60 pour voir ce blocage progressivement surmonté. En fait, le milieu du jùdô, très largement masculin, rechigne à intégrer les femmes. En outre, la quasi impossibilité pour les femmes de pratiquer le jùdô avec des partenaires masculins compromet l'efficacité de leur pratique, au moins sur le plan de la self défense.

Des grades féminins spécifiques. La discrimination s'étend tout naturellement à la remise des grades. Une ceinture féminine ne pouvant avoir la même valeur qu'une ceinture masculine, les ceintures féminines sont barrées sur toute la longueur d'une bande blanche. Encore aujourd'hui, cette discrimination est observée au Japon. À l'époque, nombre de femmes considéraient comme une véritable discrimination cette particularité. Quant à la ceinture noire, elle était contingentée afin de garantir la valeur de ce grade. Selon certains auteurs, l'octroi de la ceinture noire doit être encore plus sévère pour les femmes que pour les hommes. Dans les années 50, en France, l'examen des femmes pour la ceinture noire était mixte : les premières candidates n'étaient pas suffisamment nombreuses pour combattre entre elles, et elles devaient donc affronter d'autres candidats masculins. L'accès à la ceinture noire sera donc très difficile pour les françaises, au moins jusqu'aux années 70.

L'attitude de jùdôkas masculins. On comprend dès lors que les femmes aient rencontré de sérieuses difficultés pour s'imposer dans le milieu du jùdô. En fait, le jùdô féminin n'est généralement pas pris au sérieux. La motivation des enseignants est de former des ceintures noires et des compétiteurs, afin d'affirmer une fédération en pleine formation. D'autre part, plusieurs témoignages font état du manque de courtoisie de partenaires masculins qui refusent de chuter ou refusent de s'entraîner avec une partenaire femme. Il est fait également état du manque de propreté de certain d'entre eux. Ainsi que de propos déplacés ou grossiers. La place faite aux femmes dans l'univers du jùdô reflète la place qui leur est faite dans la société, sous domination masculine. Il faudra encore plusieurs années avant qu'elles ne soient pleinement acceptées. Un professeur 6e dan aujourd'hui décédé, M. Henri Birnbaum, m'a déclaré que le jùdô n'était pas fait pour les femmes. Cependant, il n'a pas été trouvé de traces de refus d'inscrire des femmes dans un cours. Les élèves femmes dérangent plutôt qu'autre chose. Il faut reconnaître que le renouvellement des effectifs féminins est rapide, beaucoup de pratiquantes, trompées par une publicité tapageuse, se décourageant rapidement.

Malgré toutes ces formes de discriminations, dont certaines subsistent encore aujourd'hui, certaines observations peuvent être faites qui contredisent la marginalisation du jùdô féminin. Par exemple, le large appel fait au jùdô féminin pour en vanter l'efficacité. Les journaux, les actualités cinématographiques, vantent l'efficacité du jùdô à travers des reportages mettant en scène des femmes le pratiquant apparemment avec facilité. Les cas d'autodéfense réussis sont largement rapportés.

Publicité des années 60
Couverture d'une brochure franco-belge parue en 1963

APRÈS LA SECONDE GUERRE MONDIALE, LE JÙDÔ FÉMININ COMMENCE À SE RÉPANDRÉ

À partir de 1950, le jùdô féminin commence à se répandre lentement mais sûrement dans le monde entier. Dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale, de nombreuses femmes de l'Armée américaine d'occupation, dont Ruth B. Gardner, découvrirent le jùdô grâce au cours féminin du Kôdôkan de TOKYO. De retour dans leur pays, elles contribueront à rendre ce sport populaire chez les femmes. Durant son séjour au Kôdôkan, un jùdôka français, Pierre DARCOURT, signale une compétition de jùdô réservée aux femmes ceinture noire ("Aventure jùdô en Extrême-Orient", 1957). Pour ce qui concerne la France, une source fiable est fournie par l'Annuaire du jùdô international d'Henri PLEE ; elle permet de dénombrer 130 françaises jùdôkas sur un total de 7542, soit 1,72 % du total ! Il s'agit là des chiffres de la seule Fédération française de Jùdô. Plusieurs fédérations étant alors en concurrence, le nombre réel de pratiquantes était donc plus élevé. En Belgique, une vingtaine de femmes pratiquaient le jùdô à Bruxelles.
Il s'agit de femmes le plus souvent adultes, parfois jeunes filles : le jùdô infantile reste exceptionnel, cette activité étant jugée trop dangereuse. Mais, alors que le jùjutsu intéressait surtout les femmes de la bonne société (upper class), le jùdô attire des femmes de condition plus modeste, étudiantes, secrétaires, assistantes sociales, lycéennes, etc.
À Paris, un championnat national féminin est même organisé en mai 1950, en marge du championnat national. Arbitré par Kawaishi en personne, il est ouvert aux dames ceintures orange. On a conservé les noms d'une vingtaine de participantes. Ce tournoi laissa les observateurs perplexes et ne fut pas renouvelé. Certains clubs organisent des compétitions féminines. En France, par exemple, le très select Racing-Club de Paris organise un tournoi féminin chaque été. En outre, des démonstrations de jùdô féminin sont souvent organisées en marge des championnats officiels, à Paris comme à Londres, et plaisent beaucoup au public.

Bien que très minoritaire, le jùdô féminin commence à faire parler de lui. Un peu partout dans la presse fleurissent des reportages sur le sujet : le jùdô est présenté comme une activité d'une facilité et d'une efficacité déconcertantes : le fait qu'il soit pratiqué par des femmes prouverait son efficacité. Les femmes font donc malgré elles de la publicité pour le jùdô. Un engouement pour le jùdô commence à se dessiner chez les femmes. La libéralisation progressive des mœurs, l'attribution du droit de vote, l'appétit de vivre de l'après-guerre, l'évolution de la mode (raccourcissement des jupes), concourent à orienter les femmes vers des activités libératrices, dont le sport.
La première ceinture noire féminine est accordée à Mme Levannier en 1951. En juillet 1965, on comptera cinquante françaises ceintures noires. Des cours féminins fleurissent un peu partout. La multiplication des clubs féminins paraît s'expliquer d'abord par l'impossibilité pour les femmes de pratiquer le jùdô dans les mêmes conditions que les hommes, le jùdô masculin ayant été rapidement orienté vers la compétition et celle-ci restant interdite aux femmes. Autre explication, les mentalités de l'époque, les codes sociaux s'accommodant assez mal de la pratique du randori mixte. Enfin, certaines femmes jùdôka se plaignaient du manque de correction de leurs partenaires masculins (voir). Malheureusement, la pratique non mixte se révéla discriminatoire pour les femmes attirées par la seule self-défense, celles-ci étant dans la quasi impossibilité de tester leurs techniques sur un partenaire masculin (les agresseurs de femmes sont assez généralement des hommes...) Des clubs féminins apparaissent. Ainsi, à Paris, Mme Levannier, première femme ceinture noire, ouvre un cours qui, en 1956 qui comptera une quarantaine de pratiquantes, dont 3 ceintures noires.
Le jùdô se répand parmi les actrices et comédiennes. Il leur permet de se faire remarquer, de faire parler d'elles dans les journaux :

Brigitte AUBER (ceinture marron), Paris, 1956

L'actrice française Brigitte Auber (ceinture marron), et l'actrice britannique Honor Blackman James Bond girl), toutes deux authentiques jùdôkas, grâce aux nombreux articles de presse dont elles ont fait l'objet, ont manifestement contribué à populariser le jùdô dans leurs pays respectifs.

Honor BLACKMAN ("James bond girl")

Quelques femmes jùdôkas ont marqué cette période et méritent d'être évoquées ici. Mme Levannier a manifestement contribué à l'essor du jùdô féminin à Paris et en région parisienne. première française à enseigner le jùdô, elle ouvrira à Paris un club féminin réputé qui fonctionnera une vingtaine d'années (années 50 jusqu'aux années 70). J'aimerais recueillir des témoignages d'élèves ayant fréquenté ses clours.
Suivant les traces de Sarah Mayer, une française, Melle Collet, séjourne au Kôdôkan dans les années 50. Etudiante en Langues Orientales, ceinture noire, sa présence est signalée par Pierre Darcourt.
Monique Venner paraît être, en France, une personnalité marquante durant toute cette période. D'une personnalité hors du commun, elle a vécu une vie d'aventures qu'elle a racontées dans "Le Démon des Voyages" (1963). Ayant commencé le jùdô vers sa quinzième année, elle partit au Japon en 1964, seule et sans argent, pour y obtenir le 3e dan. Elle a fondé et dirigé plusieurs clubs de jùdô et beaucoup contribué, elle aussi, à propager le jùdô féminin français dans les années 50 et 60.

LES TOUTES PREMIÈRES FEMMES JÙDÔKAS

Très tôt, un cours féminin ouvre au Budokwai. On ignore tout de la pédagogie mise en œuvre par les professeurs vis-à-vis de leurs élèves féminins. Un peu partout en Europe et aux USA, sauf en France, des cours de jùdô sont ouverts aux femmes.
Voici quelques exemples de femmes jùdôka ayant sérieusement pratiqué le jùdô dès les origines : Sarah Mayer : issue de la bonne société (upper class), inscrite au Budokwai, elle prendra des cours avec Gunji Koizumi, puis au Japon à l'occasion de ses voyages au Pays du Soleil levant ; voyageant seule, femme émancipée, elle pratiquera le jùdô très sérieusement et aurait atteint la ceinture noire avant de retourner dans son pays elle continuera à pratiquer. Miss Sarah Mayer semble être la toute première occidentale à avoir atteint un tel niveau dans le jùdô. Miss Wadsworth aux USA; Miss Helen Watts; Miss Ruth B Gardner; et beaucoup d'autres restées inconnues.

AVANT ET PENDANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Dans les années qui précèdent la Seconde Guerre Mondiale, on rencontre Ça et là quelques femmes qui s'adonnent à la pratique du jùdô, mais vraiment très peu. En France, par exemple, quelques jeunes femmes sont recensées dans le 1er club de jùdô français, le Jùjutsu club de France, créé par Kawaishi, lui-même issu du Budokwai. Il s'agissait semble-t-il d'étudiantes proches du savant atomiste F Joliot-Curie. Un reportage pour les actualités cinématographiques fut d'ailleurs effectué à l'occasion de la visite de l'Ambassadeur du Japon Shigimura. En Allemagne et en Italie, alors dictatures fascistes, il n'était pas question d'encourager la pratique féminine du jùdô, les femmes étant alors vouées à la maternité : les dictatures ont toujours mené des politiques natalistes volontaristes. Pourtant, selon certaines sources, on trouve la trace d'une trentaine de femmes jùdôkas allemandes. En outre, en Autriche, une certaine Gerda Frost semble avoir été autorisée à enseigner le jùdô dans l'entre-deux guerres.

Entraînement des soeurs du PLAT à l'Anglo Japanese Jùdô Club Strathmore Gardens, Londres, 1936
Entraînement de Jùdô quelque part en Allemagne sous l'ère nazie

C'est en Grande-Bretagne et aux U.S.A. que le plus grand nombre de femmes jùdôka sera observé. À Londres, selon Joseph Svinth, une poignée de femmes, dont Dame Enid Russel-Smith, pratiquent le jùdô au Budokwa. Cette dernière se verra attribuer la ceinture noire avant la guerre. Dans certaines grandes métropoles des U.S.A., le jùdô féminin paraît beaucoup plus répandu. Dans tous les cas, il s'agit de femmes adultes, jamais d'enfants. Les cours sont le plus souvent strictement féminins. Les élèves portent (enfin !) le jùdôgi comme les hommes. Mais quoi qu'il en soit, le jùdô féminin reste une curiosité. L'accent est mis sur la beauté des mouvements, leur esthétique, la pratique des katas. Il ne faut pas opposer de résistance lors d'une projection. Le jùdô ne doit en effet pas blesser les pratiquantes. Le jùdô féminin s'apparente plutôt à un ballet qu'à un sport de combat.
Durant la Seconde Guerre Mondiale, la pratique du jùdô féminin va s'intensifier pour d'évidentes raisons militaires. Aux USA, en particulier, les personnels féminins engagés, reçoivent souvent une initiation au jùdô destinée à améliorer leur condition physique et à les endurcir. En France, sous le régime fasciste de Vichy, des auxiliaires féminins de police reçoivent une formation à la self-défense inspirée du jùdô.

APPARITION DU JÙDÔ FÉMININ EN OCCIDENT

Il n'était pas évident que des femmes s'adonnent à un sport de combat, genre d'activité plut ôt réservée aux hommes. À la fin du XIXe siècle, le jujitsu connut un véritable engouement en Occident, en particulier dans certains pays anglo-saxons. Les premiers clubs de jùjutsu s'ouvrent à Londres (le fameux Budokwaï) et aux USA, en raison des relations entretenues par ces deux pays avec le Japon. Le succès rapide du jujitsu paraît s'expliquer par les récits de journalistes à l'occasion de la récente guerre russo-japonaise (1904-1905) où des soldats japonais n'hésitaient pas à affronter victorieusement au corps à corps leurs adversaires russes. La perspective de vaincre un adversaire à l'aide de techniques secrètes à l'efficacité foudroyante ne peut que séduire les messieurs de la bonne société londonienne et américaine en mal de divertissement. On trouve le même engouement en France pour le jujitsu, essentiellement pour des raisons militaires, semble-t-il.
Mais, si à Paris, le jùjutsu reste une activité uniquement masculine, il n'en va pas de même de l'autre côté de la Manche. La société anglo-saxonne, plus tolérante aux comportements individuels que la société latine, s'est accommodée sans difficulté de la pratique de sports de combat par des femmes. Deux catégories de femmes s'adonnent alors au jùjutsu :
- des femmes de la bonne société pour qui le jùjutsu est un divertissement, un moyen de se singulariser, de faire parler de soi, une activité à laquelle on peut s'adonner par snobisme, un passe-temps ;
- des femmes de condition beaucoup plus modeste mues par des mobiles politiques. Il s'agit plus particulièrement des premières suffragettes londoniennes, dont les meetings étaient régulièrement perturbés par la police. Certaines d'entre elles n'hésitèrent pas à mettre sur pied un véritable commando féminin chargé de défendre physiquement leurs militantes, grâce aux leçons de jùjutsu données par Mme Garrud, probablement la toute première professeur de jùjutsu en Occident. Les policiers londoniens redoutaient d'avoir à les affronter.

Mais les contraintes sociales pèsent encore lourd : les femmes pratiquent le jùjutsu en tenue de ville allégée. Pas question pour elles de revêtir le jùdôgi.

Le tout pemier livre de défense personnelle féminine en français (1906)

Il semble que le jùjutsu, discipline particulièrement exigeante, soit assez rapidement tombé en désuétude en Occident. La mode était passée. Lentement mais sûrement, le jùdô, apparu à la fin du XIXe siècle, allait le supplanter définitivement.

À la recherche du temps passé

Le processus d'émancipation de la Femme est, au moins en Occident, arrivé à son terme. Ce processus revêt plusieurs aspects :
- égalité des droits politiques ;
- accès au marché du travail ;
- exercice de mandats électoraux ;
- libre disposition de son corps : fécondité, sexualité, choix des vêtements, pratique sportive.
Jusqu'aux années 50, le rôle social de la Femme consistait essentiellement à tenir son intérieur, engendrer sa progéniture, et élever enfants. C'est ce que les Allemands appelaient " le trois K " ("Kinder, Kürche et Kirche"). La Femme était avant tout une Mère. La seule forme de contraception admise était la contraception naturelle. Il n'était donc pas question pour la Femme de montrer son corps, de se dévêtir : le corps de le Femme était protégé des désirs masculins par les règles de la pudeur et de la morale.
La conquête progressive de la maîtrise de son corps sera pour la Femme un des aspects de son émancipation de la Femme. Le sport pouvait compromettre la santé et les fonctions reproductrices. Une femme sportive pouvait engendrer des enfants anormaux, voire ne plus engendrer du tout. Il ne faut donc pas s'étonner que la pratique sportive était réservée exclusivement aux hommes, toute activité de ce genre étant considérée indécente voire immorale, voire dangereuse pour une femme.
Pourtant, avec le tournant décisif du XXe Siècle, le sport féminin va très progressivement faire son apparition. Lentement mais sûrement, on voit des femmes monter à vélo, faire du tennis, pratiquer la natation. Ces femmes, au début très peu nombreuses, sont tenues dans leur pratique sportive observer des codes sociaux stricts : discrétion, pudeur vestimentaire, leurs vêtements ne doivent pas dévoiler la moindre partie de leur anatomie. Il s'agit de femmes appartenant à des milieux aisés, disposant de temps libre, ne connaissant apparemment pas de problèmes financiers, et peu soucieuses de se conformer aux codes sociaux.

Voir aussi : http://www.ffjudo.com/ffj/Le-Judo/Judo-feminin

Il faut se souvenir qu’au Japon le 6e dan a été, pendant longtemps, le grade ultime pour les femmes. Certaines sensei tel que Mmes Haruko Noboshi, Masako Moritoni (nommée le 5/11/1972) et quelques autres sont restées à ce grade durant 30 ans. Cette barrière a depuis été levée. Sensei Fukuda Keiko a été la seule femme a avoir reçu à ce jour le grade de 10e dan, promu peu de temps avant son décès en 2013. Grade attribué par l’organisme du Judo des USA, pays où elle a résidé pendant plus de cinquante ans. Mme Katsuko Umezu est actuellement la seule femme à avoir obtenue le 9e dan. (2018)

http://judohakudokan.com/wp/les-grades-2/

Les sports féminin

Quand on est une fille désireuse de se lancer sérieusement dans la pratique sportive, il est certainement plus facile de ne pas se laisser happée par la pression sociale qui envoie une majorité de garçons sur les terrains de football. Certaines disciplines ont su leur faire les yeux doux au point d'être majoritairement pratiquées dans des sections féminines. D'autres sports ont mis en avant leurs meilleurs représentants, indépendamment de leur sexe, pour promouvoir une image mixte et paritaire. Petite sélection des disciplines olympiques affichant les plus grandes proportions de licences féminines dans leurs effectifs.

Fédération française des sports de glace, 82,8% de licenciées : l'identification à un champion, ça compte. Surya Bonaly d'un côté, Philippe Candeloro de l'autre... Qui est le meilleur ambassadeur de son sport ?

Fédération française d'équitation, 80,6% : une vieille loi française stipule qu’une femme n’a pas le droit de porter de pantalon à moins d’avoir un guidon de vélo ou les rennes d’un cheval dans les mains. Résultat, pour pouvoir porter le dernier taille basse acheté cet hiver, il faut une licence d’équitation.

Fédération française de gymnastique, 78.4% : soyons clairs : le collant en lycra du gymnaste a fait beaucoup de mal à ce sport qui est, de fait, essentiellement pratiqué par la gent féminine.

Fédération française de natation 56.1% : on trouve une majorité de filles dans les piscines pour y nager le long des lignes d'eau. L'homme pour sa part évite de se licencier pour ne pas renoncer à sa véritable passion aquatique : faire des bombes pour éclabousser les gens sur les serviettes au bord du bassin.

Fédération française de volley-ball, 47,2% : le sport olympique le mieux réparti entre les sexes est le volley. Le dessin animé "Jeanne et Serge" a su imposer la parité dans ce sport pour toute une génération. Thank you La Cinq.

Fédération française d'athlétisme 42,3% : peu de sports font à peu près autant d'honneur à leurs championnes qu'à leurs champions et les (rares) athlètes françaises ayant été championne du monde ont été davantage mises à l'honneur que les handballeuses par exemple. La parité dans le traitement médiatique encourage la parité des licenciés.

Fédération française de pentathlon moderne 41,7% : discipline parmi les plus marginales en France, le pentathlon inventé par Pierre de Coubertin continue, en dépit de protestations, de disposer d'une vitrine olympique. Et surtout d'une triple championne du monde, Amélie Cazé.

Fédération française de basketball 39,7% : derrière la machine médiatique du basketball masculin, NBA en tête, les joueuses ont su réinventer cette discipline, en mettant en avant la tactique aux dépens des actions spectaculaires. Efforts payants puisque le basket compte parmi les sports les plus populaires de France.

Fédération française de badminton 39,7% : pour beaucoup de garçons, le fait d'expédier un truc en plume au dessus d'un filet peut manquer de testostérone. Impossible de péter l'arcade de son adversaire, assez peu d'occasions de faire des tacles glissés ou des plaquages en pleine course, bref, un sport de camping. Ou de fille...

Fédération française de ski 38% : il y a des coins en France où on ne peut pas se payer le luxe d'avoir un sport de garçon et un sport de fille. Alors tout le monde fait du ski, même ceux qui préfèrent le beach-volley ou le char à voile.

Fédération française de twirling bâton 92,2% : ce sport de "gymnastique et de danse exigeant le maniement d'un bâton" n'est pas un sport olympique, mais est en France (et certainement ailleurs) LE sport de fille par excellence. On en arrive même à se demander comment cette discipline qui peine à se différencier de celle des majorettes parvient à compter 845 garçons parmi ses licenciés.

La Fédération française de tennis dépasse le million d'adhérents : ils étaient 1 111 316 licenciés à taper dans la petite balle jaune en 2012. Un chiffre en hausse de 0,80 % par rapport à 2011, après plusieurs années de baisse. Par ailleurs, 30 % des licenciés de ce sport étaient des femmes ce qui qui fait de ce sport le plus pratiqué par les femmes.

 

Les sportives de haut niveau d'origine nord africaine : type d'investissement sportif, cadres de socialisation et configurations familiales
Elsa Croquette
Dans Staps 2004/4 (no 66), pages 179 à 193

L’histoire de l’immigration suggère que celle-ci semble enrichir le développement du sport dans les nations occidentales (Noiriel, 1988). Même si les travaux sociologiques sur les femmes immigrées en France et en Europe se sont considérablement développés au cours des vingt dernières années (Golub A., Morokvasic M., Quiminal C., 1997), très peu parmi eux portent sur les femmes d’origine immigrée dans le sport. Leur implication dans ce domaine est cependant importante, y compris à haut niveau. L’objet de cet article est de rendre compte des résultats d’une enquête sur les sportives d’origine nord africaine de haut niveau ou de bon niveau régional dans la région Midi Pyrénées. Une enquête préliminaire permet d’identifier les activités sportives pratiquées par les filles d’origine maghrébine. Nous avons ensuite réalisé une série d’entretiens afin de mettre en évidence les modes de socialisation sportifs et sexués des sportives ainsi que les configurations familiales dans lesquelles elles évoluent. Nous partons en effet du principe que les différences de rapport au sport et de trajectoires sociales en général s’expliquent en partie par des modes de socialisation familiales différenciées (Lahire, 1995).

LES FEMMES D’ORIGINE NORD AFRICAINE EN FRANCE

Plusieurs travaux en sociologie de l’immigration (Guenis Souilamas, 2000 ; Mounir, 2003) mettent en évidence différentes stratégies des filles d’origine maghrébine pour contourner les formes de domination auxquelles elles sont confrontées. En effet, on peut considérer que ces filles sont soumises à une triple domination, sexuée, sociale et culturelle désignée « le triangle des dominations » par Nacira Guénif Souilamas (2000). Les femmes d’origine nord africaine sont aux prises avec à la fois les conceptions de la féminité du système culturel dominant et celui de leur culture d’origine (Boukhobza, 1997). Dans les deux cas, les femmes sont placées dans une situation de domination par les hommes qui s’expriment de différentes façons : physique, économique, et symbolique (Bourdieu, 1998). De plus, cette situation de domination est accentuée par leurs origines populaires. En effet, ces femmes sont issues d’une culture dominée en France, conséquence de l’histoire singulière qui lie la France aux pays maghrébins comme le montrent différents travaux d’Abdelmaneck Sayad (1995, 1999).

Les travaux contemporains sur les processus de la différenciation sexuée montrent que les femmes et les filles déploient des stratégies variées pour inventer de nouvelles manières d’être plutôt que d’effectuer un choix entre les modèles de « l’émancipation » ou de « la soumission » (Guenif Souilamas, 2000). Ces stratégies sont renforcées et quasi obligatoires dans les milieux issus de l’immigration et dans les milieux populaires en général (Beaud, Pialoux, 2002).

Dans ce cadre, la pratique sportive peut avoir une fonction ambivalente. En effet, elle peut constituer une ressource pour les filles dans le sens où elle offre un espace de socialisation autonome du cercle familial et peut leur permettre de créer de nouvelles identités. En même temps, elle peut être aussi source de difficultés car ces nouvelles identités peuvent se poser en contradiction, en rupture avec celles proposées par la famille.

CONSTRUCTION IDENTITAIRE ET CADRES DE SOCIALISATION

Afin d’aborder l’identité des jeunes femmes, enfants d’immigrés de la “première génération”, nous adoptons l’approche de Claude Dubar (1991) qui appréhende l’identité comme un processus complexe, qui se construit par l’interaction de l’individu avec autrui et par l’articulation des cadres de socialisation (Lahire, 1998). Par les interactions avec les autres, l’individu apprend à adapter progressivement un comportement conforme à ce qu’il estime être les « attentes » des acteurs des différents lieux de socialisation qu’il fréquente (famille, école, club sportif…). Plusieurs travaux (Berger, Luckman, 1985 ; Lahire, 1995) montrent que la socialisation se réalise au sein d’institutions au sens large et que la famille est le premier agent de socialisation est la famille (De Singly, 1995). En effet, « la personnalité de l’enfant, ses « raisonnements » et ses comportements, ses actions et réactions, sont insaisissables en dehors des relations sociales qui se tissent, initialement, entre lui et les autres membres de la constellation familiale, dans un univers d’objets liés aux formes de relations sociales intra familiales. En effet, l’enfant constitue des schèmes comportementaux, cognitifs, évaluatifs à travers les formes que prennent les relations d’interdépendance avec les personnes qui l’entourent le plus fréquemment et le plus durablement, à savoir les membres de sa famille » (Lahire B. 1995, p. 16.). Dans cette perspective résolument sociologique (ou encore « psycho-sociologique » pour reprendre les termes de B. Lahire) abordant la question de la constitution des « habitus » ou des « dispositions », féconde en sociologie du sport (Lahire, 2004), l’analyse des cadres de socialisation proposés au sein de la famille paraît pertinente pour éclairer la compréhension de la construction des dispositions des sportives d’origine maghrébine. Dans cette perspective, les configurations familiales dans lesquelles ont évolué ces filles seront étudiées afin de comprendre les éléments qui permettent d’expliquer leur investissement sportif. Le concept de configuration est utilisé dans le sens que lui donne Élias (1991) c’est-à-dire comme un ensemble de relations interdépendantes pas forcément harmonieuses, en synergie avec des rapports de pouvoir, et dont l’aspect dynamique est souligné par l’auteur. Pour les comprendre il s’agit de mettre en lumière des « dispositions » historiquement plus « incorporées » que celles à l’œuvre dans des situations d’interaction et dont les individus n’ont pas forcément conscience. En effet, on peut considérer avec Pierre Bourdieu (1987) que l’habitus a pour caractéristiques d’être « le produit de toute l’histoire individuelle, (…) des expériences formatrices de la prime enfance, de toute l’histoire collective de la famille et de la classe » (p. 129), c’est-à-dire en somme un système de dispositions historiquement construit. La problématique intègre également les critiques constructives de la théorie de l’habitus (Lahire, 1998, 2001) qui ont permis de discuter la question de la construction des dispositions et du caractère hétérogène des cadres de socialisation. Nous considérons qu’il existe des dispositions qui jouent un rôle plus important que d’autres ou qui peuvent s’activer dans certaines situations ou au contraire s’inhiber dans d’autres. L’apport des travaux de la sociologie de la famille de Lahire (1995) à de Singly (1995) et de manière plus précise en sociologie des sports se situant dans la même lignée (Louveau, 1986 ; Menesson, 2004 ; Clément Dubertand, 2004) confirme le rôle essentiel de cette instance qui, d’une certaine manière, « oriente » les rapports aux autres instances de socialisation.

MÉTHODOLOGIE

Étant donné les objectifs de cette enquête ; trois niveaux méthodologiques ont été mis en place afin de recueillir les données qui nous intéressent.

En premier lieu, afin d’identifier les activités sportives dans lesquelles les filles d’origine nord africaine sont investies, nous avons procédé à un comptage au niveau des fichiers de licenciés de différentes fédérations sportives des noms des sportives et des sportifs d’origine maghrébine à partir de l’étymologie des noms. Il s’agissait de faire un premier « état des lieux » de l’investissement de ces femmes afin de constituer un échantillon cohérent en vue d’effectuer un travail qualitatif permettant d’étudier les cadres de socialisation et les configurations familiales. Ce travail de comptage a été réalisé en ce qui concerne sept activités: les sports collectifs de petit et grand terrain (football, rugby à XIII, volley-ball, basket, handball), un sport de combat (la boxe anglaise) et la gymnastique à partir des fichiers de tous les licenciés de la région Midi Pyrénées (tous niveaux confondus). Seule la fédération de handball a refusé de nous permettre d’accéder aux fichiers de licenciés. Les fichiers des autres fédérations ont été précisément étudiés, le procédé a consisté à noter systématiquement le nombre de noms d’origine maghrébine à partir de leur étymologie et en fonction du sexe des licenciés. D’autres travaux sociologiques (Felouzis, 2003) ont utilisé ce procédé. Nous avons fait le choix de le mettre en œuvre dans la mesure où il est le seul pouvant procurer des informations sur la répartition des licenciés d’origine maghrébine dans différentes fédérations (aucune statistique ou chiffre officiel de ce type n’existe dans les fédérations) et que les conclusions que nous tirons de ce mode de recueil de données ne concernent que la répartition des sportifs dans les activités cités. Les résultats présentés portent sur les licenciés de l’année 2002.

Dans un second temps, notre objectif est de comprendre les modes de socialisation sportives et sexuées permettant d’expliquer l’investissement sportif intensif dans un univers familial maghrébin. À partir des résultats précédents, nous avons décidé de nous intéresser à la fois aux sportives d’origine maghrébine dans les sports « dits masculins », c’est-à-dire les activités qui comptent moins de 20 % de femmes sur la région Midi Pyrénées : le football (4.7 % de femmes), la boxe anglaise (9.7 % de femmes), dans les sports « dits féminins » : la gymnastique et la GRS (17.8 % d’hommes), et dans les activités pour lesquelles la part des hommes et des femmes est sensiblement équilibrée: le handball (41.5 % de femmes). Par ailleurs, une observation des cadres d’entraînement et des compétitions a été entreprise en boxe, handball et en football.

Des entretiens biographiques ont été menés avec dix sportives de haut niveau ou de très bon niveau régional en boxe, football et handball. Conformément aux objectifs annoncés, ils visent à identifier les caractéristiques sociales des sportives (trajectoires scolaires, migratoire, pratique religieuse), les cadres de socialisation sportifs et sexués, et les configurations familiales dans lesquelles ont évolué les sportives (pratique sportive et religieuse, trajectoires sociale et scolaire, de la fratrie et des parents). Leur durée est inévitablement longue d’une à deux heures. Ils ont été entièrement retranscrits et analysés de façon thématique (Bardin, 1997).

RÉSULTATS

Dans un premier temps, nous exposons les résultats de l’enquête préliminaire et quantitative menée auprès des fédérations sportives et analysons la spécificité de l’investissement des filles issues de l’immigration nord africaine dans différents sports traditionnels. Dans un second temps, à partir d’entretiens biographiques, nous mettrons en évidence les caractéristiques des cadres de socialisation.

1 – Répartition des sportives d’origine nord africaine en fonction des activités

Le tableau suivant, présente les résultats du travail de comptage des noms d’origine maghrébine en fonction du sexe et par activité :

Les résultats de l’enquête quantitative montrent que d’une part, les hommes et les femmes d’origine maghrébine sont plutôt investis dans les mêmes activités donc le sexe ne paraît pas tellement différenciateur en ce qui concerne le choix des activités. En ce qui concerne la nature des activités, les hommes et les femmes sont plutôt investis dans des activités dites « masculines » telles que le rugby (9.4 % des femmes portent un nom d’origine maghrébine), le foot (6 % des femmes portent un nom d’origine maghrébine) ou la boxe (15 % des femmes portent un nom d’origine maghrébine). De la même façon, les femmes d’origine maghrébine sont très peu représentées dans les sports dits « féminins »: en gymnastique 1.4 % des licenciées de Midi Pyrénées portent un nom d’origine maghrébine.

Ces éléments mis en relation avec des travaux sociologiques permettent d’émettre des hypothèses explicatives de ce résultat que nous reprendrons au cours des entretiens.

Certains travaux (Moulin C., Lacombe P., 1999) mettent en évidence le rôle primordial du corps dans la socialisation des adolescentes d’origine maghrébine en montrant qu’il est imprégné d’une multitude de signes sociaux. Il semble que dans la mesure où la dimension esthétique et érotisée du corps est évidemment moins présente dans les sports dits « masculins » et qu’il paraît peut-être moins transgressif pour une fille d’origine maghrébine de pratiquer ces activités (Tilli, 2002).

Par ailleurs, le contrôle familial pourrait également être un facteur explicatif de ce résultat dans la mesure où ces activités permettent une connaissance voir une implication des hommes de la famille ou de l’entourage familial. Ce qui se rapproche de ce que constate Catherine Louveau (1986) sur l’investissement des femmes dans des activités dites « masculines » puisque 71.6 % des femmes investies dans des sports « masculins » ont, dans leur entourage, un homme qui pratique la même activité.

Enfin, on peut expliquer ces résultats par la valorisation de certaines activités physiques dans les milieux populaires qui correspondent aux activités dites « masculines ». En effet, l’enquête de l’INSEE (1987/1988) montre que 28.7 % des employés pratiquent le football, 19.1 % des ouvriers, 15.5 % d’inactifs pour seulement 3.1 % des cadres. Les filles issues de l’immigration nord africaine, souvent d’origine populaire, privilégient les pratiques sportives valorisées dans leur milieu social.

2 – Les sportives de haut niveau d’origine maghrébine: caractéristiques sociales et cadre de socialisation

L’objectif de cette partie est de présenter les résultats issus de l’analyse des entretiens biographiques et de l’observation. Dans un souci de clarté, nous exposerons dans un premier temps les caractéristiques générales des sportives, puis nous mettrons en évidence les spécificités des cadres de socialisation.

2.1 – Caractéristiques générales : trajectoires sociales, rapport à l’école, rapport à la religion

Les sportives interrogées ont entre 17 et 32 ans.

Comme nous l’avions évoqué dans le cadre d’analyse elles sont toutes d’origine populaire, huit d’entre elles ont un père ouvrier, les deux autres étant commerçant dans un cas et garde forestier dans l’autre. En ce qui concerne les professions des mères, quatre sont sans emploi, quatre sont ouvrières, et deux sont femmes de ménage. Les sportives sont en situation d’ascension sociale par rapport à leurs parents, elles ont toutes un diplôme entre le baccalauréat et le DESS exceptée l’une d’entre elle qui a arrêté ses études au BEPC mais qui a passé par la suite des diplômes dans le secteur de l’animation (elle est aujourd’hui titulaire d’un BAFD). Au niveau scolaire, les sportives d’origine maghrébine sont aussi celles qui réussissent le mieux au sein de leurs fratries. En ce qui concerne la population enquêtée, la réussite sportive se conjugue avec la réussite scolaire.

Par ailleurs, les sportives étudiées entretiennent un rapport relativement distant à la religion musulmane. Tous les parents des sportives sont pourtant croyants et pratiquants, dans le sens où ils respectent les interdits de la religion musulmane (ils ne mangent pas de porc, et ne boivent pas d’alcool, font en général la prière et les fêtes religieuses). Les femmes enquêtées adoptent en fait certaines pratiques religieuses et abandonnent celles qui demandent un investissement plus important, comme le fait de faire quotidiennement la prière. Ainsi, cinq d’entre elles font le Ramadan et ne mangent pas de porc, aucune ne fait la prière, toutes disent boire exceptionnellement de l’alcool et trois d’entre elles fument. Elles sont aussi unanimement critiques à l’égard du port du voile considérant que cette pratique est « excessive ». Enfin, la sportive la plus diplômée et possédant la meilleure situation professionnelle (DESS, psychologue en institution) est athée.

Par ailleurs, toutes les sportives interrogées émettent des réticences à l’idée de vivre en couple avec un homme d’origine maghrébine. La seule femme ayant une relation amoureuse avec un garçon d’origine maghrébine au moment de l’enquête partageait cette position avant de rencontrer son ami.

Enfin, même si les sportives partagent une vision critique du « mode de vie maghrébin », elles restent assez distantes à l'égard des mouvements féministes, méconnus par certaines. Elles ne s’identifient pas non plus aux mouvements plus récents et plus « ancrés dans leur réalité » (tels que le mouvement « Ni pûtes ni soumises »). Comme dans d’autres travaux (Young, White, 1995 ; Mennesson, 2000), les sportives semblent pour le moins réticentes à l’égard d’une démarche collective de revendication de l’égalité hommes-femmes.

2.2 – Cadres de socialisation

L’analyse des cadres de socialisation sportif et sexué permet de mieux comprendre la série de prises de positions mises en évidence ci-dessus.

La socialisation sportive débute relativement tôt pour une majorité de la population, notamment pour les joueuses de foot (entre 6 et 8 ans). Ces résultats rejoignent les travaux de Christine Mennesson (2002) qui montre que les footballeuses construisent des identités sexuées plus critiques que les haltérophiles ou les boxeuses en raison de leur entrée précoce dans la pratique sportive.

Aucune des mères n’est ou a été sportive. Toutes les sportives interrogées ont un parent masculin (père ou frère) sportif ou qui a été sportif, dans la même activité pour six d’entre elles. La présence d’aînés sportifs s’avère notamment déterminante pour expliquer l’entrée dans la carrière sportive. En effet, l’analyse des entretiens révèle que les sportives d’origine maghrébine ont construit certaines dispositions (rapport au corps actif, intérêt pour les jeux dehors…) au cours de pratiques sportives informelles dans leurs quartiers aux côtés de leurs aînés:

O.: Mes frères faisaient du sport, que ce soit de la boxe ou du foot, ils ont tous fait du sport. Là, on est deux à continuer à faire du sport mais sinon tout le monde en faisait, c’est vrai qu’on était très sportif dans le sens où les jeux c’était on allait jusqu’à la Ramée en vélo d’ici, avec les raquettes, on jouait au tennis, ensuite on allait à la piscine, on faisait un foot et on rentrait, c’était quand même sportif, on avait une sacrée condition, on avait dix onze ans.

E.: C’était avec tes frères que tu sortais?

O.: Oui, avec mes frères et mes amis, on avait des amis communs, des amis du quartier parce que j’ai toujours habité dans cet endroit c’était toujours ça nos après midis, c’était toujours des après midis sportives, on faisait du baseball aussi, des foot, du volley, en tirant un fil entre deux arbres, nos jeux tournaient toujours autour du sport.

Ainsi, dans sept cas sur dix, les sportives d’origine nord africaine semblent avoir connu une « socialisation par les aînés » dans la mesure où elles ont été initiées à la pratique sportive aux côtés de leurs frères aînés. Les trois autres cas présentent des configurations familiales sur le modèle du « garçon manquant ou défaillant » dont sont issues beaucoup de femmes accédant à des professions ou activités « masculines » (Ferrand M., Imbert F., Marry C., 1999 ; Quemin, 1998). Nous analysons précisément l’une d’entre elles dans la dernière partie de l’article consacrée aux résultats.

Au niveau de la socialisation sexuée, toutes les sportives revendiquent une identité enfantine de « garçons manqués ». Cette identification enfantine s’organise autour d’interactions privilégiées avec les garçons et de certains usages du corps. Elle contribue à développer le goût pour la compagnie des garçons et pour leurs jeux et prépare ainsi les filles à s’engager dans un sport « masculin ». Ainsi, toutes les sportives interrogées évoquent des relations privilégiées avec les garçons et un désintérêt pour les activités avec les filles:

E : Et toi tu jouais plutôt avec des filles quand tu étais petite ?

O : Non, non plutôt avec des garçons moi j’étais plutôt football, ça n’a jamais été la barbie, plutôt voiture, tout le contraire de ma sœur, c’était vraiment l’opposé, l’une qui adore les barbies, moi je prenais les barbies je leur enlevais la tête, ma sœur était assez sage moi je jouais au foot avec les garçons, je me bagarrais à l’école, j’étais assez garçon manqué quand j’étais petite.

S : Il y avait 2 filles et après le reste c’était au moins 5 petits garçons et c’est vrai que comme j’aimais bien jouer en bas de l’immeuble, on jouait au foot, on faisait des jeux.

E : Il y avait d’autres filles ?

S : Ouais mais elles étaient plutôt plus coquettes, mais moi je ne sais pas j’étais mieux avec les garçons, tu vois avec les garçons tu peux parler de tout, déconner, encore les filles qui sont sportives ou qui connaissent des sportifs tu vois elles ont une autre mentalité que celles qui n’en font pas, tu peux déconner avec elles, alors que les autres elles n’ont pas d’humour, elles ne pensent qu’aux garçons et à partir du moment où tu déconnes avec elles, que tu dis une petite connerie mais pas méchante, elles le prennent super mal, alors tu vois si tu ne peux pas rigoler avec les gens alors moi ça m’énerve.

Les interactions enfantines privilégiées avec les garçons renforcent la préférence pour la compagnie des hommes et pour les « jeux » et par là même la construction d’un rapport au corps actif. Si cette identité sexuée de « garçons manqués » agit positivement au cours de l’enfance, elle semble néanmoins plus difficile à gérer à l’adolescence. À ce moment, les sportives intègrent alors le groupe des filles et entament un travail de leur apparence corporelle (apprentissage des techniques de maquillage et de coiffure, changement de tenue vestimentaires : port de pantalon à pinces ou de jupes au détriment du survêtement ou du jean’s…) en prenant pour exemple les femmes de leur entourage (grandes sœurs, mères, tantes).

E : Et donc au lycée tu as commencé à t’habiller de façon plus féminine?

S : Ben disons que j’étais complexée par mon corps, je n’aimais pas mes jambes et je trouvais que j’avais de trop gros seins, je ne mettais jamais de petits hauts, ou des jupes et puis petit à petit, en sortant tu vois en boite, ou dans des soirées, je voyais des filles qui plaisaient et puis je voyais bien que je plaisais aussi un peu. Mes amies me répétaient de m’habiller bien, elles me faisaient essayer des trucs et tout, alors je m’y suis mise doucement.

E : Et maintenant ça t’arrive de mettre des jupes, ou des tenues moulantes?

S : Un peu, disons que je différencie vachement la façon de m’habiller suivant les endroits, à la fac, j’y vais habillée assez classique, pantalon, des fois je mets des petits hauts ou des jupes plutôt longues, chez moi je suis souvent comme ça, survet ou pantalon en toile, et puis j’ai aussi des habits pour les sorties, quand je vais en boite ou à une soirée, je m’habille bien, pas forcément sexy, j’aime pas mais avec une robe un peu classe, ou une jolie veste un petit haut, des trucs comme ça.

Cette mise en conformité sexuée au moment de l’adolescence apparaît comme une caractéristique forte de la population enquêtée. En effet, les footballeuses de haut niveau étudiées dans d’autres enquêtes s’engagent moins fréquemment dans une transformation de l’identité sexée à l’adolescence (Mennesson, 2004). L’origine culturelle des sportives explique en partie le travail de la « féminité » à l’adolescence. Noria Boukhobza (2002) met en effet en évidence la “remise en ordre” des rôles sexués dans les familles maghrébines en montrant comment les filles sont incitées à redéfinir leur rapport au corps en se rapprochant du groupe des femmes, lieu de transmission de savoirs féminins (Boukhobza, 1997).

Pour résumer, pendant l’enfance, les cadres de socialisation sportif et sexué interagissent. L’entrée des filles dans les pratiques sportives s’effectue aux côtés des hommes de la famille et les sportives se définissent comme des garçons manqués. À l’adolescence, ces dispositions vont peu à peu être mises à distance et « retravaillées » pour construire une identité sexuée plus « conforme » à leur sexe biologique sans pour autant provoquer l’arrêt de la pratique sportive.

3 – Les configurations familiales

À partir des travaux de Bernard Lahire (1995), nous partons du postulat que chaque configuration familiale présente des spécificités. En effet, « la transformation et la redéfinition des rôles familiaux ne s’effectuent pas de manière uniforme et mécanique, il s’agit dès lors d’observer la position occupée par les membres de la famille, selon son rang de naissance, son âge, son sexe » (Poitier C, 1993, p. 183).

Cependant, certains points communs caractérisent une majorité des configurations étudiées. Ces éléments récurrents, qui permettent de mieux comprendre l’engagement des filles issues de l’immigration nord africaine dans la pratique sportive intensive, sont présentés à partir des trois exemples relativement idéal typiques des processus repérés.

Sfia (handball): la présence d’une sœur aînée: un élément déterminant de la pratique sportive féminine dans un univers familial maghrébin

Sur dix sportives interrogées, six ont une sœur aînée. L’analyse des entretiens révèle qu’il s’agit d’un élément favorable à la pratique sportive. En effet, les résultats, montrent que tout se passe comme si les plus jeunes filles de la fratrie étaient en quelque sorte « dispensées » de certaines tâches domestiques et d’une responsabilité éducative des plus jeunes.

Avant de pratiquer le handball en compétition, Sfia fait différents sports dans le quartier avec son frère aîné. Elle intègre progressivement le Stade Toulousain après avoir joué au handball pendant plusieurs années au lycée. Le type de sociabilité impliqué par la pratique intensive du handball (déplacements lointains et réguliers, fréquence des entraînements…) a posé des problèmes à ses parents. En effet, Sfia est issue d’une famille « assez stricte au niveau des principes et très croyante ». Ses parents respectent scrupuleusement toutes les pratiques religieuses (ils font la prière quotidiennement, le ramadan, les fêtes religieuses). La sœur aînée de Sfia a joué un rôle important dans son investissement sportif :

« Au début ça a été un peu compliqué, ils avaient du mal à comprendre que je rentre à 3 heures du matin après les matchs quand on avait joué loin mais ma grande sœur a toujours été là pour apaiser les choses, elle leur expliquait et puis elle m’amenait aussi, ce qui fait qu’ils avaient confiance ».

La grande sœur de Sfia a également pris en partie en charge l’éducation des plus jeunes, les deux parents étant confrontés à des problèmes de santé importants. Le cas suivant confirme l’importance d’une prise en charge des tâches et des « rôles » féminins par les sœurs, même quand elles ne sont pas plus âgées que ces dernières.

Oria (boxe): la répartition différenciée des rôles sexués au sein de la fratrie

Les parents d’Oria ont une pratique religieuse assez souple (sa mère ne fait pas la prière). Cette dernière est née en France et s’est convertie à la religion musulmane et son père a un niveau de diplôme élevé mais non reconnu en France (diplôme d’ingénieur algérien). Après avoir pratiqué occasionnellement le football de manière informelle, elle commence la boxe à l’âge de 15 ans en s’inscrivant dans le club de son quartier. Apparemment, le choix de cette activité s’est effectué sur le mode du « défi » : « mon père répétait que c’était une activité difficile pour les filles et ça m’a donné envie d’essayer ». La fratrie d’Oria est exclusivement féminine et son mode de socialisation correspond au modèle du « garçon manquant ou défaillant ».

« Mon père, il le dit tout le temps il aurait aimé avoir des garçons mais il n’a eut que des filles et il me dit souvent en rigolant “t’es mon garçon” parce que je fais de la boxe, pour lui c’est un moyen de communiquer en fait, il me dit toujours des trucs comme ça “si ça se trouve j’aurais eu un garçon et il aurait fait de la danse classique en tutu et il aurait peur de tout”, je pense que ça veut dire qu’il aurait aimé avoir un fils mais en même temps il n’est sûr de rien. »

En fait, l’analyse de l’entretien et le travail d’observation permettent d’affirmer qu’il existe une distribution particulière des rôles sexués entre Oria et sa sœur jumelle au sein de la fratrie. Durant l’entretien, Oria se définit comme étant « plutôt masculine », même si elle insiste à plusieurs reprises sur le fait qu’elle fait attention pour être « quand même féminine » et considère que sa sœur jumelle est beaucoup plus « féminine » (ce qui est confirmé par notre observation puisque nous avons eu l’occasion de rencontrer la sœur jumelle d’Oria à plusieurs reprises). Cette répartition des rôles sexués facilite l’investissement d’Oria, « garçon manquant » de la famille, dans le monde de la boxe. Dans la plupart des familles, les « arrangements » au sein du groupe des filles (pour reprendre une expression de Goffman) permettent aux sportives de s’investir dans leur pratique tout en maintenant des liens familiaux relativement harmonieux. Le cas de Sarah, en situation de conflit ouvert avec sa famille, constitue en ce sens un contre exemple intéressant à analyser.

Sarah (football): tentative de compréhension d’un conflit familial

Sarah est la seule sportive étudiée en situation de rupture relationnelle avec son père et son frère. Le père de Sarah, né en Tunisie, a été marié avec plusieurs femmes en Tunisie puis a émigré clandestinement en France. Sa mère née en France s’est convertie à la religion musulmane et a coupé tout lien avec sa famille « parce qu’ils n’ont jamais accepté qu’elle se marie avec un musulman ». Elle a adopté certains éléments d’un mode de vie traditionnel des femmes issues de l’immigration : les femmes maghrébines du quartier, femmes au foyer comme elle constituent son réseau de sociabilité. Ses parents sont très pratiquants (ils font la prière quotidiennement, toutes les fêtes religieuses et respectent tous les interdits). Ils accordent une importance particulière au fait que leurs enfants se marient avec des conjoints musulmans. Sarah évoque à plusieurs reprises une éducation particulièrement stricte et qualifie à deux reprises son père de « dictateur ». La pratique du football lui a permis « de sortir de cet univers », c’est-à-dire d’avoir un espace de socialisation différent de la sphère familiale. Sarah commence à pratiquer le football à 8 ans au sein d’une équipe entraînée par son père qu’elle quitte à 10 ans pour intégrer une équipe féminine. À partir de là, elle change de club une première fois pour intégrer l’équipe de première division de Nantes puis sera contactée par l’équipe de Montpellier. Après 3 ans de relation avec son petit ami non musulman rencontré dans le milieu footballistique, Sarah décide de le dire à ses parents. Son père et son frère réagissent alors voilement en la mettant à la porte. Sarah n’a plus de contact avec eux depuis 1 an et demi mais maintient des relations avec sa mère et sa sœur.

Le cas de Sarah montre bien que ce n’est pas la pratique sportive en soi qui pose problème au sein de la famille mais plutôt le type de sociabilité et les choix de vie qu’elle implique.

CONCLUSION

Ce travail éclaire un certain nombre de conditions sociales facilitant l’investissement sportif intensif des filles dans les familles d’origine maghrébine en France. Tout d’abord, le caractère « masculin » de certaines pratiques favorise indéniablement leur engagement dans la mesure où il permet une initiation par les frères aînés, garant de l’honneur familial. La participation au groupe des pairs masculins et l’identification au modèle du garçon manqué pendant l’enfance renforcent l’adhésion aux pratiques sportives. Ce mode de socialisation sexuée « inversé », circonscrit à la période de l’enfance, s’inscrit dans des configurations familiales spécifiques. Dans la plupart de ces configurations, la présence d’une ou de plusieurs sœurs, souvent plus âgées et assumant un rôle « féminin » relativement traditionnel au sein de la famille, favorise l’investissement des sportives. Cependant, ce mode de socialisation et le mode de vie impliqué par la pratique sportive intensive peuvent parfois contredire les aspirations des parents. Toutefois, les sportives de la population sont rarement en situation de conflit familial ouvert. De manière générale, la pratique sportive constitue pour elles un moyen de diversifier les modèles de référence sans susciter pour autant une rupture avec le milieu culturel. Ainsi comme les « beurettes » étudiées par Guenif Souilamas, les sportives inventent des manières d’être inédites en gérant des injonctions paradoxales et en se construisant en « artisanes de libertés tempérées » (Guenif Souilamas, 2000, p. 345).

Notes

L’auteur s’appuie sur des exemples de personnalités dans le monde de sport (Spangherro en rugby, Pironi pour les sports d’ automobiles, Noah en tennis…) et sur l’exemple du football (en 1950 les immigrés d’origine polonaises représentaient plus de la moitié des licenciés du bassin du Pas de Calais et dizième des professionnels).

Dans cette étude, nous nous intéressons aux femmes d’origine nord africaine c’est-à-dire aux filles nées en France et dont au moins un des deux parents est né en Algérie, au Maroc ou en Tunisie et qui sont sportives de haut niveau.

À ce propos, voir l’article « Une étude décrit l’ampleur des ségrégations ethniques à l’école », Le Monde, le 09/09/2003, page 11, qui discute la légitimité d’une méthode basée sur le comptage des prénoms selon leur origine culturelle.

Techniquement, il n’a pas été possible de rencontrer des sportives de bon niveau régional ou de haut niveau en gymnastique.

L’auteur souligne la nécessité de nuancer ce chiffre selon les sports : la familiarisation par un homme étant particulièrement importante en ce qui concerne les sports collectifs.

Brevet d’Aptitude aux Fonctions de Directeur.

https://www.cairn.info/revue-staps-2004-4-page-179.htm#

Seuls huit femmes ont été nommée 8e dan en France :
Jocelyne Triadou le 28.11.13
Paulette Fouillet le 20-11-14 †
Brigitte Deydier le 26.11.15
Jane Bridge le 01.11.16
Miwako Le Bihan le 13.12.17
Catherine Pierre-Andréazzoli (née Catherine Pierre) le 19.11.19
Catherine Arnaud le 03.12.20
Cécile Grasso (née Cécile Nowak) le 08.12.22